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2. Contribution à l’étude des savoirs profanes au sein des familles d’accueil

Le pur et l’impur - De la relativité des savoirs médicaux - Les savants et le folklore paysan - Les savoirs profanes et la modernité - Rencontre, psychose et croyance...

1. Premières difficultés : comment baliser mon étude ?

On demandait un jour à Einstein pourquoi il continuait à fixer de l’ail sur la porte de sa maison de campagne pour éloigner les chauves-souris, lui l’immense scientifique, le parangon du rationalisme. On dit qu’il répondit : “Il paraît que ça marche même si l’on n’y croit pas” ! Cette anecdote me permet d’introduire sur le mode de l’humour un problème sérieux, celui des savoirs profanes. On le verra, il y a à sa base un paradoxe fondamental : comment approcher rationnellement le non-rationnel, sans le détruire en le réduisant à ses présupposés. Cette question a pour moi une particulière importance, sur le plan pratique bien sûr, mais aussi sur celui de l’éthique, nous le verrons en conclusion, à la fois à cet essai, mais aussi à ce livre. Je ne cesse en effet depuis des années, de tenter de montrer aux équipes et aux personnels administratifs, entre autres, que les familles d’accueil ont des “outils de travail” qui sont autre chose que leur simple “gentillesse populaire” ou leur “sens inné de l’accueil”, ou je ne sais quelque mythique et magique “convivialité naturelle”.

Je vais ici tenter de clarifier ces données, afin d’en finir avec les lieux communs qui plombent toute discussion sérieuse sur ce sujet encore peu connu. Je donne à ce dernier le qualificatif de “savoirs profanes”, que je vais opposer dialectiquement aux “savoirs savants”, dont font partie les “savoirs techniques” et les “savoirs médicaux”. Je n’aurai pas de prétention à l’exhaustivité (qui pourrait l’avoir ?). L’essentiel est pour moi de questionner des pratiques incroyablement routinières, de bousculer un peu les parti pris et les idées reçues, de faire méditer et “associer”. Je n’aurai aucun scrupule à puiser largement dans des travaux antérieurs ou parallèles aux miens, considérant que chacun, dans son domaine, a pu avancer de façon décisive, et estimant au contraire être parfois fautif de ne pas mieux les utiliser.

C’est dans ce contexte de décloisonnement que je vais aussi étudier ultérieurement les rituels du quotidien, et particulièrement ceux auxquels la vie au jour le jour des familles d’accueil donne accès. J’aurais pu choisir de traiter cette question des rites profanes en même temps que celle des savoirs profanes. J’ai préféré, dans un esprit de clarification, distinguer les deux séries de concepts. L’on verra néanmoins qu’ils s’enchevêtrent et se mêlent, dans un rapport, parfois, de complémentarité. Tous deux sont au fond centrés sur cette observation qu’a bien exprimé Georges Balandier [1] lorsqu’il écrit : “Les sociétés ne sont jamais ce qu’elles paraissent être ou ce qu’elles prétendent être, elles s’expriment à deux niveaux au moins ; l’un superficiel, présente les structures “officielles”, l’autre, profond, ouvre l’accès aux rapports réels les plus fondamentaux et aux pratiques révélatrices de la dynamique du système social”.

Car c’est bien là où réside le sujet principal de mon étude, qui est d’accéder au plus fondamental du fonctionnement d’une famille d’accueil famille d'accueil Terme désuet et imprécis remplacé, depuis 2002, pour l’accueil d’adultes âgés ou handicapés, par l’appellation accueillant familial. Saisir "famille d’accueil" sur un moteur de recherche conduit à des sites traitant de placements d’enfants et/ou d’animaux maltraités : cherchez plutôt "accueil familial" ou "accueillants familiaux" ! , chez laquelle se réalise un travail mystérieux. Travail d’autant plus intéressant qu’il intègre en effet des dynamiques de plus en plus sollicitées par les bouleversements du soin et de l’éducation spécialisée, et dont ne rendent que peu compte, pour l’instant du moins, les théories dites savantes. On se posera par ailleurs sans doute à la lecture de ce chapitre, et plus avant dans le décours de ce livre, la question de savoir si ce que je cherche à démontrer n’est pas l’inanité du progrès scientifique et la validité des discours et des pratiques anti-scientifiques, ou a-scientifique, et si, au fond, je ne suis pas un nouvel adepte d’une forme de “new-âge” et de néo-mysticisme. La question est d’importance, et, si elle est récurrente dans l’histoire des idées, il n’en est pas moins urgent de la traiter dans l’état de déliquescence des idéologies où nous avons le sentiment d’en être rendus. Sans que cela me dispense d’avoir à me poser régulièrement cette question, je le dis tout net en préambule : rien n’est plus éloigné de mes intentions. Je suis profondément athée, pour ne pas dire anticlérical “cool”, rationaliste et carrément militant anti-secte.

Une autre façon de se poser la question, sur un plan politique, est de se demander si je n’adopte pas, en valorisant les savoirs profanes et en relativisant les savoirs savants, une position populiste, dont on sait qu’elle fait partie des ingrédients du fascisme, et en tout cas qu’elle fait le lit du lepennisme. Je reconnais qu’il y a bien là un écueil, qu’une lecture parcellaire de ce travail peut laisser affleurer. J’en appelle à l’intégrité intellectuelle du lecteur et au maintien du propos dans son contexte. Je ne suis pas insensible par ailleurs aux thèses de Luc Ferry [2] interpellant non sans rudesse, et parfois non sans la roublardise du sophiste professionnel, les thèmes de “l’écologie profonde” et leurs appels à l’anti-modernité. Je suis bien conscient des risques de jeter le bébé avec l’eau du bain en contestant les notions de modernité, de progrès, de rationalité et de science. Mais ce risque mérite d’être couru. Je le souligne une nouvelle fois, je traite ici de situations paradoxales, dont l’approche honnête induit parfois des raisonnements eux-mêmes paradoxaux, ou du moins surprenants.

Pour être plus concret, médecin et fier de l’être, je suis reconnaissant à mes bons maîtres de m’avoir transmis leur savoir, tout en sachant que la manière dont ils l’ont fait valait peut-être mieux que le contenu, en soi, de leur enseignement. Car ce dont je suis sûr, est que ce savoir était fondamentalement, radicalement et désespérément relatif. Et aussi, qu’ils ne m’ont jamais transmis qu’un beau et noble savoir sur des organes et des fonctions malades, et non sur la manière d’entrer en relation avec les personnes, que j’ai appris, comme tous les médecins, au lit du malade, à son domicile, aux urgences, dans la rue, puis lors de mon analyse, de mes rêves, de mes contrôles. Parallèlement, plus je vis professionnellement plongé dans le monde de la folie, moins j’ai rencontré de certitudes, et plus je me suis heurté à de faux savoirs, arrogants, parfois simplement imbéciles, souvent inutiles et néfastes. Et plus je me pénétrais de cette évidence, et plus je m’apercevais que des gens simples, sans connaissances médicales, savaient “quelque chose” qui leur permettait souvent d’être plus à l’écoute, réellement, profondément, de la souffrance mentale, que les possesseurs d’un savoir reconnu, estampillé, validé par la Faculté et les enseignements classiques.

Je me suis donc posé, peu à peu, la question de savoir ce qu’était ce “quelque chose” que tout praticien travaillant avec des familles d’accueil n’a pas pu ne pas évoquer un jour. Dès le début des années soixante-dix, pourtant, j’y étais déjà sensibilisé : c’est ainsi qu’en 1976 lorsque j’eus l’occasion de fonder un atelier-foyer pour malades mentaux (l’atelier-foyer de la Chicotière, dans la banlieue nantaise), je pris la liberté d’inclure dans l’équipe des gens sans savoir professionnel de type infirmier ou éducateur [3]. Je me souviens avoir recruté un ancien métallurgiste, son épouse ouvrière, une autre, couturière, qui non seulement s’intégrèrent vite et bien dans un fonctionnement institutionnel psychiatrique délicat, mais encore, je puis à présent le dire, furent parmi les meilleurs à leur poste, les plus “sûrs”, les plus “sérieux” lorsqu’un “coup dur” se présentait. Déjà à cette époque je ne pouvais me satisfaire de l’explication selon laquelle ce “quelque chose” était un don, une sorte de fluide que certains posséderaient, et d’autres non. C’est donc poussé par l’obligation de penser ces phénomènes mystérieux que j’ai été contraint de faire appel à la notion de savoirs profanes.

Je ne traiterai ici que de ce qui peut intéresser mon sujet principal d’étude, qui est l’accueil familial Accueil familial Alternative au maintien à domicile et au placement en établissement spécialisé : les personnes handicapées ou âgées sont prises en charge au domicile de particuliers agréés et contrôlés par les conseils départementaux (ou par des établissements de santé mentale). L’accueil peut être permanent (contrat conclu pour une durée indéterminée) ou temporaire, à temps complet (24h/24) ou à temps partiel (exemple : accueil de jour), ou séquentiel (exemple : un weekend tous les mois). thérapeutique. Je laisserai donc dans l’ombre d’autres dimensions anthropologiques de l’accueil familial, telles celles dont Anne Cadoret par exemple a pu faire état récemment dans son Parenté plurielle, anthropologie du placement familial [4]. Ce bon travail montre les liens de filiation naturels, adoptifs ou “mercenaires” noués dans une des régions les plus traditionnellement vouées à l’accueil des “enfants de la DASS”. Il révèle aussi toute une dimension des savoirs cachés dans la population sur ces filiations occultes. Sa recherche se situe dans la ligne des études d’Yvonne Verdier et des folkloristes français, et on pourra la placer en parallèle à la mienne. Bien que balayant largement mon sujet, je suis donc bien conscient de laisser à d’autres l’approche anthropologique d’espaces épistémiques voisins.

2. Le sacré, le profane.

2.1. Définitions élémentaires.

Parler de savoirs profanes nous invite tout d’abord à prendre un peu de hauteur par rapport à l’essentiel de mon sujet, et à réfléchir sur l’opposition princeps entre profane et sacré. Certes cela nous fait effectuer un large détour, mais il ne m’a pas semblé possible de faire l’impasse sur cette opération, sauf à nous complaire en des fonctionnement platement métaphoriques que nous ne sommes que trop sollicités à employer en sciences humaines. Et puis nous retrouverons à plusieurs reprises les notions que je travaille ici, en particulier lorsque j’évoquerai l’espace, aussi bien celui de la cité que celui de la maison des familles d’accueil.

Que signifie donc profane ? On peut affirmer sans peine d’être démenti que le profane est par définition le contraire du sacré, qui lui donne, même étymologiquement, son sens. Car le “pro-fanum” était ce qui se trouvait placé devant l’enceinte, le sacré (du latin sancire) désignant ce qui est délimité, entouré, sanctifié et réservé à l’exécution des rites religieux. Le profane est ce qui doit rester étranger au sacré sous peine de lui enlever de sa force et de sa substance. Traditionnellement, seul le prêtre pénétrait dans le lieu consacré et touchait les objets du culte. En Australie les non initiés étaient même ignorants de l’endroit exact où ces objets étaient déposés. Ailleurs chez les Maoris, les femmes par leur seule présence détruisaient la sainteté ; ainsi si l’une d’elles pénétrait dans l’enceinte où se construisait une pirogue sacrée, celle-ci ne tiendrait pas la mer. La contamination par le profane détruit en effet, comme l’avait noté Durkheim, la nature propre du sacré (d’où le terme “profaner”). Mais si négatif qu’il soit, le profane n’en est pas moins nécessaire au sacré ; il en est comme l’écrivait René Hertz [5] un “néant actif”, une opposition certes, mais créatrice de sens, et au fond une opposition distinctive. Dans un esprit voisin Georges Bataille avait avancé la bonne idée selon laquelle le couple du sacré et du profane étaient les deux sphères fondamentales structurant l’humanité, le premier terme étant soumis aux forces repoussantes et fascinantes, où la violence pouvait se déchaîner, alors que le second était celui des forces pacificatrices, soumises à la rationalité et permettant le labeur humain.

Par ailleurs notons dès à présent, car nous retrouverons tantôt l’usage de cette notion, que le mode de circulation du sacré est de nature essentiellement fluidique. Il est avant tout une “force” (le “mana” des polynésiens), face au chaos du monde qu’il ordonne, organise, hiérarchise. Dans sa forme élémentaire, le sacré représente une énergie parfois dangereuse, qu’il convient de canaliser, de dompter ou d’apprivoiser. Pas d’alternative pour l’homme : le chaos ou l’énergie dominatrice. Le simple profane ne saurait avoir accès à cette maîtrise de l’énergie, sinon par l’entremise du consacré et de ses servants. Par cette force, de plus en plus enrichie et diversifiée par le groupe, qualifiée d’ordre du “numineux” par Rudolph Otto [6], des représentations profanes se trouvent ensuite investies, et de nouveaux espaces infiltrés de pouvoirs supra-humains. Cette dimension fluidique, cette force, sont constamment présentes dans les discours profanes, aussi bien en ce qui concerne l’envoûtement qu’en ce qui infiltre les manières de penser et de dire le folie. Pour comprendre ce qui va nous servir ultérieurement, à la fois dans cet essai, mais aussi plus tard dans ce livre, il nous faudra en effet nous souvenir que, comme le profane est un “monde de substances” (comme l’avait soutenu Roger Caillois [7]), le sacré est un “monde de forces”.

Ceci a une conséquence quasi clinique : celle de donner à ce monde des caractéristiques de mobilité, puisque “la force”, ou toute autre dénomination par laquelle se désigne l’énergie qui lui est liée, se déplace d’un lieu à un autre, d’un être ou d’un animal à un autre. Ainsi, par ce trait spécifique, cette force a aussi un aspect de virtualité et d’ambiguïté qui la rend plus difficile à cerner, et la possession encore plus aléatoire, tout autant que désirée et recherchée. Ceci a une conséquence : le nouveau couple ainsi défini, celui du pur et de l’impur, dispose, face au monde profane, d’une série d’avantages redoutables imposant prudence et respect.

Mais les choses ne peuvent rester éternellement cloisonnées chez les humains, condamnés à évoluer pour survivre, c’est-à-dire à dépasser leurs propres contradictions. Couple antinomique et inséparable, le sacré et le profane sont séparés par des barrières, apparemment rigides et infranchissables, mais que la contagion rend peu à peu poreuses. Là réside une des fonctions du rite, qui est de régler et de cloisonner leur rapports mutuels. Avant de traiter plus spécifiquement dans le prochain chapitre des “rites profanes”, je vais ici introduire le sujet en me limitant au jeu des oppositions distinctives sacré-profane. Deux grands types de rituels se dégagent de l’ensemble et l’ordonnent : d’une part les rites de consécration qui transmuent le sacré en profane, afin d’y déverser sa force ; d’autre part les rites de désacralisation ou d’expiation qui rétablissent des frontières provisoires en rendant un objet ou une personne impure au profane. Le “tabou” polynésien est le modèle type de ces formes interdictrices, qui selon Durkheim avaient pour fonction de “prévenir les dangereux effets d’une contagion magique en empêchant tout contact entre la chose ou une catégorie de choses, où est censé résider un principe surnaturel, et d’autres qui n’ont pas ce caractère ou qui ne l’ont pas au même degré” [8].

On se souviendra à cet égard des travaux de Mauss sur les peuples polynésiens et de ses observations de “thanatomanie” (ou de mort psychogène aiguë comme préférait les nommer Ellenberger) qu’il a décrit et identifié comme des transgressions de règles des tabous. Et aussi, que des points d’ancrage concrets permettent une articulation entre les deux registres. Spencer et Gillen [9] par exemple, lors de leurs travaux sur une tribu Arunta, ont observé que chez ses membres l’être divin avait “cosmisé” le monde en plantant et en façonnant un poteau, autour duquel le chaos s’organisait, et par lequel un lien entre la divinité et les humains était maintenu. Les “totems” contiennent souvent aussi cette notion de symbole de “nombril du monde”. Le monde ne devient habitable qu’après l’intervention directe et “naturelle” de Dieu ou de l’être divin, reconnu comme tel par le groupe. Dans l’exemple des Aruntas, la tribu lorsqu’elle changeait de territoire, emportait avec elle son poteau, sans lequel, plongée dans un monde de non-sens, elle aurait perdu son énergie vitale et vu ses membres mourir par manque d’étayage symbolique (de nombreuses tribus et nations indiennes ont disparu sur ce mode, plus que par une extermination directe des blancs). Ainsi le champ du sacré déborde donc de plus en plus largement le domaine du religieux et l’enceinte consacrée.

2.2. Le pur et l’impur.

Ces termes, sacré et profane ainsi posés, dérivons-en des séries oppositionnelles, et en premier lieu les couples pur/impur, et voyons comment apparaît dès lors la notion de souillure. Pour quitter sans danger le registre du sacré, les divers rites d’expiation permettent à celui qui a transgressé les règles, notamment par infiltration et contamination par la souillure, de réintégrer à nouveau le monde profane en se “dé-sacrant”. Toute une dynamique, voire même une dialectique de l’entrée et de la sortie se dessinent ainsi (notions que nous retrouverons à propos des rites de passage). Pour entrer dans le registre du sacré, le profane doit, dans les cas extrêmes, symboliquement mourir pour renaître [10]. Des rites imposent souvent de quitter des vêtements, ou des parties de la vêture (les chaussures notamment) avant d’entrer dans le lieu consacré. Mauss et Hubert [11] ont les premiers mis l’accent sur ces rites d’entrée et de sortie et sur leur aspect sacrificiel : pour passer du monde du profane à celui du sacré, il faut renoncer à quelque chose de soi, pour dire, pour représenter, pour symboliser ce à quoi ce rattache cette perte, c’est-à-dire en dernier recours à la vie.

On voit donc que sont ainsi ordonnés les deux pôles du sacré : celui du pur et celui de l’impur, auxquels correspondent deux forces d’égales importance qui peuvent être utilisées par des êtres à part, les officiants, soit officiels et déclarés comme tels, soit officieux, cachés, et d’autant plus redoutables, tels les guérisseurs et sorciers dont nous évoquerons le cas ultérieurement. Mais certaines circonstances de la vie font courir des risques particuliers à la communauté, lieu de déploiement du profane par excellence. La mort d’un individu, bien sûr [12], en est un bon exemple, mais aussi la femme en couches, ou la jeune fille lors de sa puberté. Dans les cas extrêmes, celle-ci était tenue à l’écart du groupe, jusqu’à ce que des rites purificateurs l’aient fait entrer dans le cercle du non-impur et du non-souillé. Ses habits, sa vaisselle parfois, devaient être détruits et enterrés. Globalement, si tout ce que touche un être consacré le pare de la vertu du sacré, tout ce qui touche à l’impur en est souillé. Des barrières (dont nous ferons ultérieurement un usage littéral, sous les espèces de la “barrières à poules”) en limitent donc les contours, en dressent une cartographie, base d’une architectonie, voire d’une architecture, d’une manière, pour l’ensemble d’une communauté, d’habiter l’espace.

Car il y a une localisation et une topique du pur et de l’impur. Au centre, et autour du mât et du totem, tels le poteau Arunta par exemple, se concentre la qualité du sacré ; autour, en cercles concentriques, se dispose et se dilue progressivement le profane. Nous qui allons tout au long de cet ouvrage étudier la manière dont l’homme malade mental ou handicapé vit dans la cité, devons ici faire une série d’observations qui devraient servir de préambule à certaines constatations cliniques. La configuration des villes contemporaines garde les traces de cette distribution topographique du pur et de l’impur et des deux pôles du sacré : au centre se dressent l’église ou la cathédrale, entourées des bâtiments officiels, Palais de justice et Hôtel de ville, puis du cercle des musées, monuments aux morts, théâtres, avenues et places commémorant les ancêtres glorieux, tous largement éclairés la nuit. Autour s’imbriquent et se déploient les quartiers de plus en plus socialement défavorisés au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre, jusqu’aux quartiers louches, mal famés, mal éclairés (ou trop éclairés, comme par des miradors dans des camps de concentration), où se mêlent pauvreté, marginalité et crime, cimetières, abattoirs, rocades et autoroutes, usines polluantes et asiles de fous [13].

D’une façon très générale, nous l’avons vu à propos du cas des Aruntas, mais qui ne représente qu’un archétype que l’on a retrouvé dans tous les continents, notamment en Europe (chez les Celtes par exemple), le monde habité s’organise autour d’un centre, d’un “nombril”. Les villes ne dérogent pas à cette vision topique d’une cosmogonie structurant l’espace habité autour d’un centre saturé de sacré, d’où, par zones et cercles concentriques, le profane se déploie, jusqu’à des limites au delà desquelles commence non seulement le danger objectif lié naguère à la présence des bêtes fauves ou des ennemis, mais aussi des démons et des âmes maléfiques, et de nos jours du monde de la marginalité, de la violence et de la “Haine”. Les murs des citadelles et des cités d’occident étaient consacrées, et étaient destinées à mettre à distance conjointement l’ennemi, les démons, le Mal, la Mort. Cette conception se retrouve, Mircéa Eliade le rappelle, dans ces expressions courantes, selon lesquelles “notre monde” serait en proie aux risques de “désordre” et de “chaos”, devrait faire face à des “ténèbres”, témoignant de la vision d’un espace social fortement organisé luttant continuellement contre un état fluidique, amorphe, chaotique, qui présente des caractéristiques bien spécifiques, notamment celles de risquer de s’insinuer subrepticement dans l’Ordre et le Civilisation [14] pour les détruire.

Mais, à un certain niveau, toute institution fonctionne aussi selon ce modèle. À l’hôpital par exemple, autour d’un lieu “sacré”, le bureau du médecin-chef le plus souvent, se concentre la “force”, le “mana” du lieu et du groupe ; autour se déploie en cercles concentriques le reste des activités et des personnes, à travers le bureau du surveillant, puis des salles d’opération ou des salles de soins infirmiers, puis des chambres des malades, avec toute la stratification et la hiérarchisation propre à ces espaces. Il en de même dans une famille. Il y a toujours dans cette institution qu’est une famille un “centre”, ou un“ventre”, ou un “cerveau” (métaphores d’un même signifiant), dans lesquels quelque chose d’encore sacré s’est caché. C’est parfois la représentation d’un “ombilic” qui semble plus adaptée à la réalité archétypale du lieu. Mais l’essentiel est là : les espaces s’organisent inconsciemment sur le mode de l’opposition sacré-profane, et structurent des systèmes de défense contre tout changement et au delà, contre tout risque de destruction par l’anomie et le chaos. Ce qui justifie, nous le verrons, ma thèse des rites initiatiques applicables à l’entrée dans certain lieux, les habitations des psychotiques en particulier, et la notion du “passage” et des rites spécifiques qui leur sont liés.

2.3. Souillure et exclusion.

D’une façon générale, le pur et le sacré se localisent et vont dans le sens de l’organisé et du structuré, alors que par la catégorie du “souillé”, le mal et l’impur tendent à se disséminer et à s’insinuer dans la société. Les êtres qui sont censés en être les vecteurs, comme les sorciers et les chamans, vivent souvent en marge des cadres sociaux et hors des lieux d’habitation, dans les interstices du monde civilisé. C’est le plus souvent dans la brousse ou dans des forêts inhospitalières que se fait leur initiation, souvent à la suite d’un rêve, d’une expérience délirante ou hallucinatoire, accidentelle ou provoquée. Le magicien ou le sorcier qui reviennent ensuite vers la civilisation, ainsi initiés et détenteurs de cette force, se trouvent à la fois exclus du groupe et devenus nécessaires à celui-ci, par leur effet répulsif et distinctif, afin de maintenir sa cohésion. Par leur seule présence ils créent du sens. Tout un ensemble de qualités ou de défauts s’organisent et se déploient donc autour des couples antinomiques du sacré et du profane, du pur et de l’impur, du souillé et du non-souillé. À la catégorie du pur correspondent, dans une communauté, la bonne santé, l’ordre et la prospérité ; à celle de l’impur correspondent le désordre, les calamités et la mauvaise santé, “physique” ou “mentale”. On comprendra sans peine que la folie entre ainsi dans cette catégorie du souillé et de l’impur, et que dès lors, le groupe ressente, pour maintenir sa cohésion, un fort besoin de se défendre par des contre-mesures, dont le modèle est l’exclusion, la mise à distance et l’isolement. L’asile a servi à cet isolement et à ce mécanisme de défense sociale.

La difficulté, la contradiction, et surtout le paradoxe, dans le cas du placement familial, nous le réexaminerons plus en détail à propos des colonies familiales, consiste en ce que l’exclusion doit se faire dans le même espace occupé par le reste de la population, et que l’espace symbolique du pur s’y entremêle à celui de l’impur et du souillé, le “nous-sains” avec le “non-nous-malades”. Dans ce contexte très particulier, mais qui constitue de ce point de vue un modèle pour l’ensemble de l’accueil familial thérapeutique AFT
Accueil Familial Thérapeutique
Des personnes souffrant de troubles mentaux peuvent être prises en charge au domicile de particuliers formés, agréés et employés par des établissements psychiatriques.
, les contraires sont amenés à cohabiter, ou du moins à faire “comme si”. La peur de la contamination des “normaux” par les “malades”, par la folie et le mal, va donc être omniprésente en même temps que refoulée. Des équilibres fragiles seront trouvés. Mais peu de choses peut les déstabiliser et risquer de faire surgir à nouveau le chaos. Par exemple à Lierneux où Marie-Noëlle Schurmans [15], ayant observé qu’un nouveau groupe “d’internés” venait d’apparaître, celui que je qualifierai d’interstitiel, celui des “non malades”, en déduit ceci : “Ces “internés” sont d’un autre type : il s’agit, grosso modo, de drogués, de jeunes, de délinquants dont l’origine est spécifiquement liée à la ville, source de contamination, à “l’ailleurs” envahissant et polluant. La méfiance, la peur reviennent devant “ces gens là” ; le spectre de la contagion réapparaît. Passerait-on du fou pollution, tel qu’il est apparu dans les entretiens, rejeté par la ville et recyclé par la campagne, de la même façon que le rural recycle le “touriste”, au personnage du fou polluant dont le jeu entre producteur, consommateur et décomposeur ne résorbe plus l’excédent ?”. Ces problématiques complexes, vitales pour la survie d’une communauté, que cette fort opportune observation soulignent, expliquent la sophistication des mesures défensives, et en quelque sorte leur imprégnation dans les actes de la vie quotidienne. Cela est aussi une des caractéristiques du quotidien dont nous nous approchons, qui faisait observer à Caillois que “Le domaine du profane se présente comme celui de l’usage commun”. Cela est capital à saisir : la peur de l’Autre, en touchant au sacré, ne peut se métaboliser qu’au travers des faires et des manières de faire, dans l’usage commun, le “bon gros bon sens”, fondement des approches “naïves” et profanes de la maladie mentale. Nous y reviendrons, mais pointons là la complexité de ce qu’il nous est donné d’entrevoir.

Les procédures mises en place pour permettre au groupe et à la société de se protéger sont donc extrêmement subtiles. Nous venons de l’évoquer, la notion de souillure en est souvent le pivot, comme Mary Douglas [16], en compagnie de laquelle nous cheminerons souvent, l’a très remarquablement étudié sur le plan anthropologique. C’est dans les interstices du système social que la sorcellerie comme la souillure, y compris celle de la folie, se logent ; c’est là qu’il importe de se livrer à des rites de purification, positifs ou négatifs, pour s’y adonner ou s’en délivrer. Les interdits, en s’interposant contre les risques de contagion par la souillure, protègent donc la santé morale du corps social, conservant en quelque sorte son unité imaginaire, parfois au nom du propre et du non-propre [17]. Douglas a brillamment montré que la saleté profane et la souillure sacrée, toujours définies avec le même arbitraire, contribuent à la constitution d’un ordre symbolique, c’est-à-dire logique, procédant par des exclusions et des inclusions.

La saleté n’est donc jamais un phénomène unique, isolé. Là où il y a saleté il y a “système”. La saleté est le sous-produit d’une organisation et d’une classification de la matière, dans la mesure où toute mise en ordre entraîne le rejet d’éléments non appropriés. Cette interprétation de la saleté nous maintient dans le registre du symbolique. Mais qui dit risques d’atteintes à la pureté dit en effet risques de mélanges, ce qu’a analysé de manière originale Françoise Héritier [18]. Ce dernier élément manquant à notre puzzle conceptuel, s’organisant autour du sacré et du profane, est celui qui découle naturellement de la notion de souillure et de saleté, puisqu’au fond, il est également, ici, question de mélange de fluides ou d’éléments matériels à valence symbolique. La plupart des interdits en vigueur dans les sociétés dites primitives étaient en effet avant tout des interdits de mélange. Et en premier lieu de mélanges concernant les deux sexes, ce qu’elle a particulièrement étudié sous le nom de “l’inceste du deuxième type”. Au-delà de ce cas de figure, tout ce qui dans la vie communautaire présente des risques de mélange, est donc potentiellement source d’interdits.

C’est ainsi que tout ce qui plus ou moins naturellement s’oppose, en constituant des couples antinomiques, tend à créer des catégories qu’il est fondamental de maintenir séparées, limitées, encloses, afin de garantir l’ordre général du groupe. Il en est de même dans les domaines sociaux, parfois nettement divisés à effet de créer un couple. Les tribus australiennes étaient ainsi divisées en deux fratrie ; pour chasser, l’une devait emprunter les armes de l’autre. Le podium où était exposé un mort d’une fratrie devait être construit par l’autre, et ainsi de suite. C’est qu’en effet le mélange touche à l’essence même des choses, et donc à l’ordre du monde. Tout contact entre des éléments opposés est une souillure, qui porte atteinte à cet ordre et risque de déclencher des catastrophes, mettant en péril le groupe, la vie et le bonheur de ses membres.

Les choses ont donc, au delà de leurs qualités objectives, réelles, matérielles, des qualités imaginaires [19] qui les rendent contagieuses. Leur rapprochement spatial, je le répète, leur proximité, augmente considérablement le risque de les faire se mélanger. Tout rapprochement doit donc être lui aussi réglé par le rite collectif ou à défaut par une ritualisation intime, familière [20]. Une règle prévaut à ce niveau : la prééminence du privatif : “on ne fait pas” ; “cela ne se fait pas”. Un plus ou moins grand nombre de prohibitions règle la vie quotidienne, qui, ainsi, nous le voyons insensiblement se profiler à l’horizon, est porteuse de valeurs à haute plus-value symbolique. Ceci nous amène donc, par ces détours, rendus nécessaires par la complexité du sujet, à la notion de sens commun, de bon sens, d’anodin, de quotidien. Et nous entraîne aussi à entrevoir les peurs archétypales suscitées par l’altérité, notamment ici par la peur des mélanges entre “malades”, “handicapés”, “marginaux”, et “nous”, les gens “sains” et “normaux”. Les discours sur la science et sur la médecine s’inscrivent aussi, que nous le voulions ou non, dans ce contexte.

3 De la relativité des savoirs médicaux.

3.1. Rappels de quelques doctes théories médicales.

Je vais ici non pas présenter une étude exhaustive, bien entendu, sur la question des savoirs médicaux et d’une façon plus générale des savoirs scientifiques, mais rappeler quelques notions simples et de bon sens. Il s’agira donc plutôt de présenter des exemples, parfois un peu provocateurs (mais on les prendra avec, je l’espère, un peu d’humour, sinon tant pis pour les grincheux !), plutôt que de démontrer des hypothèses de manière rigoureuse. En en appelant à un peu de relativité et de modestie, je rappellerai que chaque époque a eu ses “croyances”, souvent extravagantes, en ses découvertes scientifiques, et que tout porte à croire que nos descendants porteront le même jugement sur nos propres certitudes contemporaines. C’est ici l’essentiel de mon ambition : que l’on ne m’en fasse surtout pas dire plus.

Les discours dits savants ont connu en occident, tout au long des millénaires de notre histoire, de considérables variations ; c’est un truisme et un lieu commun de le rappeler. Ce qui caractérise cette évolution, à mon sens, est d’une part les relents de certitude qui imprègnent chaque stade historique, qui indique qu’enfin, la Vérité vraie est à portée de main, celle avec un grand V, et que les prédécesseurs n’étaient que des ignorants, des obscurantistes, des tenants du “back to the trees !”, et d’autre part la toute même certitude que, quelques temps après, ces “formidables découvertes” seront à leur tour remises en cause, toujours pour d’aussi bonnes raisons. Cela n’a jamais cessé, et ne croyant pas à la “fin de l’histoire”, je ne vois aucune raison pour que cela s’interrompe. Je vais donc ici rappeler des notions qui ont largement dit le “droit scientifique” au cours de quelques périodes historiques passées, avant de me centrer sur les savoirs savants concernant la maladie mentale à proprement parler.

Partons, à tout seigneur tout honneur, de l’exemple illustre d’Hippocrate, pour lequel quatre humeurs se partageraient le corps animal, le sang, la bile, le phlegme et l’eau. La production lactée était ainsi due pour lui à la pression de la matrice sur l’estomac qui, faisant refluer la nourriture vers les seins, la ferait se transformer en lait. Un moment arrive où sang et lait se mélangeraient, avec les problèmes de vases communiquants que l’on imagine sans peine : “La plupart du temps, il arrive que ces femmes qui ont peu de règles n’aient pas de lait : elles sont trop sèches et ont la chair trop ferme” observait-il. Autre savant illustre, Galien poursuit, avec le plus grand sérieux cette oeuvre, en y instillant la notion de cuisson, de “coction”. Celle-ci se produit dans les mamelles, qui sont le lieu d’une véritable cuisine. Toute la scolastique en découlera, jusqu’à Molière qui s’en régalera en la tournant en ridicule. Combien de Diafoirus ont défendu avec gravité et assurance les savoirs savants les plus surprenants, savoirs qui nous paraîtraient de nos jours complètement délirants ?

Mais m’objectera-t-on, la Vraie science s’est constituée au XIX et surtout au XX ème siècle. Bien sûr ! Mais que constate-t-on souvent, sinon qu’aussi bien, les discours scientistes les plus extravagants se sont manifestés toujours avec la même ridicule assurance, dont “l’affaire de la vache folle” donne de nos jours un nouvel exemple. Le mouvement ne se ralentit en effet qu’à peine à l’ère moderne. Pour en rester à un domaine que nous avons commencé à étudier précédemment, Françoise Héritier, dans son étude sur l’inceste du deuxième type, rappelle par exemple qu’un certain nombre de “découvertes scientifiques” étaient censées avoir établi que la femme faisait physiologiquement partie intégrante de son mari, mais non l’inverse. L’une et l’autre formeraient une “seule chair”, moins parce que les deux partenaires deviendraient mutuellement la chair de l’autre, que parce que l’épouse serait, elle, physiologiquement, la chair de son mari. Ces découvertes montraient de façon indubitable et irréfutable, que si un homme a des enfants de femmes différentes, chacun d’eux n’aura d’apport que de ses deux parents, alors que si une femme a des enfants de plusieurs maris, ceux qu’elle a du second pourraient avoir certains traits du premier.

Nous pourrions poursuivre indéfiniment ces exemples, que je donne, je le rappelle, uniquement pour en appeler à un peu de modestie en ce qui concerne les découvertes scientifiques, et aussi, mais cela nous entraînerait trop loin (d’autant que cela a été à ma connaissance encore peu étudié), qu’elles étaient et sont parfois encore infiltrées elles-mêmes de savoirs populaires dont sont porteurs à leur insu les fameux “savants”. Ce qui est intéressant à plus d’un titre en effet, est ce que ces théories savantes ont pu emprunter aux savoirs populaires en les enveloppant d’une phraséologie docte et pompeuse, mais aussi en quoi elles ont pu laisser des traces dans les savoirs populaires contemporains. Mystérieuse alchimie des discours et des institutions !

J’ai cité l’oeuvre d’Hippocrate et de Galien concernant la lactation, dont on comprend l’importance dans le cadre de mon sujet principal d’étude, le placement familial, notamment celui des enfants “placés en nourrice” (nous verrons également que les accueillantes des colonies familiales sont encore dénommées “nourrices” ; c’est dire la prégnance du concept). Lait et sang sont donc deux formes de la même humeur. Simon de Vallembert [21] au milieu de XVI ème siècle, affirme par exemple que c’est Dieu qui dans sa grande sagesse à simplement voulu ne point effrayer les spectateurs de l’allaitement en transformant le du sang en couleur blanche. Deux grands axes vont s’amalgamer au thème de la lactation, selon les auteurs et sans doute leurs phantasmes et leur inconscient, mais aussi selon les modes ; l’axe sexuel et l’axe anal. La mère n’est après tout qu’une femme, c’est-à-dire fondamentalement une créature plus accessible à l’oeuvre du Démon que l’homme. Si Ambroise Paré s’était situé avec modération en tant que médecin dans l’établissement des qualités idéales de la bonne nourrice, décrivant néanmoins avec complaisance son âge, sa taille, son teint, préférant par exemple “les brunettes..., de température plus chaude que les blanches, partant la chaleur digère et cuit mieux l’aliment, donc le lait est rendu beaucoup meilleur”, poussant un peu plus la recherche anatomo-érotique, elle se doit d’avoir selon Levret, des “tétons juteux” mais non “charnus”, qualificatif réservé à celles qui peuvent “sacrifier à Venus”.

En témoigne aussi l’interdiction relative des relations sexuelles durant l’allaitement, maintes fois réaffirmée par les plus éminents médecins des meilleures Facultés. Toute la politique que j’ai ailleurs largement décrite, de séparation (pour ne pas dire d’abandon) des enfants d’avec leur milieu familial, à l’ère classique, s’explique en partie par cette problématique de cloisonnement des fonctions sexuelles et des fonctions de reproduction. Le grand Linné, parmi bien d’autres savants atteste, “par plusieurs observations”, que la nourrice “luxurieuse” transmettra ses vices à ses nourrissons. La chose est constante, plus ou moins relativisée selon que les moeurs du moment permettent ou non à l’homme de se satisfaire avec d’autres que sa légitime compagne. La dimension anale est elle aussi largement impliquée dans les théories savantes sur la lactation. Pour Simon de Vallembert encore, le lait est le reflet du contenu du corps plus “excrémentiel” chez la femme que chez l’homme. Plus tard un certain docteur Hecquet, par ailleurs farouchement opposé à l’accouchement réalisé par des hommes, s’interroge sur la présence chez les mâles de traces de mamelles, dès la naissance. Il conclut de ses “recherches” que cela est dû à leur fonction excrétrice in-utero, servant à dépurer dans “la sorte d’égout” que constitue le corps de la mère, les sucs nourriciers superflus. On retrouvera toute cette problématique anale dans les théories savantes sur la valeur soit toxique, à certaines époques, soit anti-toxique à d’autres, du lait et des ses dérivés. Le lait est dans l’ensemble, au XIX ème siècle et de nos jours, envisagé sous l’angle de la médication, du bienfait, du fortifiant. Toujours bien-entendu sous la tutelle médicale la plus sourcilleuse.

Tout mon propos précédent sur la valeur imaginaire et symbolique du lait me permet, une nouvelle fois, de rappeler que chaque ensemble de faits doit être resitué dans son contexte social, culturel, historique, et de souligner d’un simple trait qu’une distinction fine devrait en toute logique être établie entre “savoirs profanes” et “savoirs populaires”. Je ne puis entrer dans ces détails sous peine de rédiger un ouvrage entier consacré à ce sujet, et vais ici me contenter d’en donner une illustration, elle aussi tirée de l’étude de Françoise Héritier sur l’inceste du deuxième type. Elle s’appuie elle-même sur le travail réalisé par Soraya Altorki [22] sur la parenté de lait dans le monde musulman. Cet auteur rappelle au passage que si l’islam a codifié cette pratique, elle existait, dans l’usage, bien avant lui.

Qu’a fait le Prophète en la matière ? Désirant épouser la femme de son fils adoptif, Saïd, et ne sachant comment procéder, il eut la “révélation”, forcément divine, que seule la paternité biologique fondait la filiation ouvrant notamment droit à héritage. Après l’avoir inscrit dans la Loi, et qu’ainsi la femme en question n’ait plus été l’épouse de “son” fils, il ne restait plus à celui-ci qu’à la répudier et à la laisser à Mahomet. Mais l’histoire ne se termine pas là. La Loi montrant ses défauts, un certain Salim vint se plaindre au Prophète du fait que la nouvelle règle le privait d’héritage, après qu’il eut été avant son instauration adopté par un couple sans enfants. Qu’à cela ne tienne : le Prophète commandait à la “mère” qui n’en était évidemment plus une, de donner cinq fois le sein de suite (bien que n’étant plus en âge elle-même de l’allaiter) à Salim. Ainsi celui-ci était réintroduit dans la lignée de ses bienfaiteurs, par cette nouvelle parenté de lait. Depuis lors cette règle implique, dans le monde musulman, des prohibitions d’alliance en rapport avec la consanguinité de lait. N’entrons pas plus avant dans les détails et les conséquences de ces phénomènes, que je laisse découvrir dans le remarquable ouvrage de Françoise Héritier. Tirons-en simplement comme conclusion que des “savoirs populaires”, ou “l’usage”, se voient souvent, pour des “raisons” diverses, introduites dans la, ou les, loi(s), pour être ensuite plus ou moins légitimées par “la science”, avant de repasser éventuellement dans les domaines du profane et du populaire.

3.2. Diaphoirus et les théories sur la maladie mentale.

Mais revenons à nos “savants” en nous recentrant sur un domaine spécifique, la conception que l’occidental se fait de la maladie mentale. Hippocrate est sans doute à l’origine là aussi du premier regard scientifique porté sur la folie, qu’il intègre à sa théorie humorale du fonctionnement du corps. Aux quatre humeurs corporelles fondamentales, correspondaient, dans le registre de la folie, quatre ensembles nosographiques : la phrénitis, la léthargie, la manie et la mélancolie. Grâce à lui le lieu des fonctionnements mentaux est reconnu comme étant le cerveau. Les traitements de la folie sont également définis comme pouvant être soit physiques (allothérapeutiques), soit mécaniques (la marche à pied), soit psychothérapiques (le dialogue). Une très nette différenciation du médical et du magique se structure à l’occasion de la construction de cette théorie, les soins étant du domaine des médecins profanes, alors que les prêtres se cantonnent désormais à celui des rites et de la religion “pure”.

La médecine arabe prolonge la tradition hippocratique, en la perfectionnant dans le sens de la systématisation, qui se traduit par la rédaction de ces traités qui permettront le passage de ces savoirs dans le monde non musulman du Moyen-Âge. Ce dernier se saisit de ces théories et les reproduit, quasi sans modifications, durant des siècles. Le principal changement observable à la fin de ce Moyen-Âge est un retour en force de la magie et de la religion, contraires pourtant au projet d’Hippocrate. Le surnaturel comme cause de folie apparaît de plus en plus, ainsi que les exercices censés lutter contre ces forces maléfiques. Un retour du balancier fait que le savoir sur la folie est donc réintégré dans la sphère du sacré et tend à quitter celle du profane. Le quinzième siècle, celui de la Renaissance italienne, est en revanche celui d’un début de reprise en mains par les médecins de l’objet folie, qui de siècle en siècle, deviendra “maladie”. Je renvoie ici à l’étude qu’a fait des discours médicaux Marie-Noëlle Schurmans [23], dans une perspective qui convient à notre propos, celui de sa comparaison avec le “sens commun”. En résumé, je rappellerai qu’elle a effectué un long périple, à la suite de Calmeil [24], à travers quatre siècles de savoir médical sur la folie. Outre un considérable travail de compilation qui lui permet une synthèse des idées européennes, Calmeil présente pour nous en effet l’avantage de fournir un remarquable exemple de pensée positiviste sur les maladies mentales. Il montre, dans son traité, que le quinzième siècle a permit au savoir de quitter les ténèbres obscurantistes de ce fameux Moyen-Âge (qui est si utile de ce point de vue, en servant de repoussoir), pour accéder à un début de “lumière” par l’exercice de la raison. Il rappelle par exemple qu’au cours du seul règne de François 1er, cent mille personnes furent déférées à la justice pour crimes de démonolâtrie. Même Ambroise Paré ne se défait pas totalement d’une vision des phénomènes pathologiques où se mêlent médecine et oeuvre du démon.

Le XVI ème est du point de vue de l’avancement de la science réellement fondateur, non sans luttes et batailles perdues. Le siècle suivant verra la reddition des tenants des causes surnaturelles des maladies mentales, et les progrès du physiologique, notamment à travers l’abandon des théories humorales au profit des théories neurologiques. La science triomphe écrit encore Marie-Noëlle Schurmans !“ Calmeil, pour le XIX ème siècle, conclu par un Te Deum : le mode de pensée scientifique s’est imposé et la folie est constituée en objet de la connaissance positive ! Le sujet-héros a abouti et Calmeil s’associe à lui pour restituer à la société, à la science, ce qui déjà lui appartenait implicitement de tous temps : la folie maladie est un fait... “Les médecins sont chargés par la société du devoir de savoir et d’agir, ainsi que du devoir de faire savoir à la fois leur compétence en la matière et le statut de maladie des aliénations”. On sait ce qu’il est advenu de la psychiatrie après ce bulletin de victoire. Les asiles se sont emplis sans discontinuer jusqu’à la dernière guerre mondiale, soit encore durant un siècle.

De nos jours les malades sont dans la rue, à tous points de vue ! Mais sont-ils guéris ? Les polémiques font rage, par exemple au sujet de l’autisme, à tel point que l’État est conduit à rétablir un semblant de paix au travers des “conférences de consensus”, sortes de pow-wow où les tribus ennemies fument le calumet de la paix. La lecture d’une revue aussi sérieuse et estimable que L’Évolution Psychiatrique nous offre régulièrement le spectacle de la coexistence, dans un même volume, de théories sur la schizophrénie aussi radicalement opposées qu’une fondée sur la psychanalyse, une autre sur la systémique, et une autre enfin appuyée sur une approche purement mécaniste et scannérophile.

Cela au moins n’est pas la Bosnie, on ne va pas (encore) à Genève, mais tout de même, où sont les certitudes que devait nous apporter la Vraie Science ? Comment ne pas douter, devant ce foisonnement d’idées lumineuses, de théories séduisantes (surtout lorsqu’elles nous viennent des USA ou de sa zone d’influence), de preuves tout autant irréfutables les unes que les autres, présentées avec presque toujours autant de morgue arrogante et imbécile, d’intolérance quasi criminelle à toute pensée un peu différente ? Certes, si l’on est optimistes, on peut avoir globalement le sentiment que quelque chose pouvant être qualifié de progrès se manifeste, mais reconnaissons au moins qu’il se fait plutôt en zigzag. Je partage bien entendu le point de vue de Michel Audisio, Michelle Cadoret, Olivier Douville et Anne Gotman [25] pour lesquels “Nombre de rencontres “scientifiques” ne sont plus que des formes d’armistices stériles où des visées pluri-épistémiques purement additives en finissent par préconiser de se partager la réalité par fractionnement avant d’opérer des synthèses fallacieuses. Le risque de scientisme est bien réel dans le champ multiforme des sciences humaines”, reconnaissent-ils avec moi. Soulignant les risques de modélisations et de totalisations défensives, ils proposent de “faire venir une autre discipline, en recensant autrement les traversés d’altérités perturbatrices et fécondes”. Découvrant ce texte pratiquement au moment de conclure mon livre, je me fais un plaisir d’en citer cette dernière phrase, qui centre aussi ma propre recherche. Mais au-delà de ces discussions épistémiques, nous allons à présent examiner quelques unes des conséquences que les dérives scientistes contemporaines occasionnent, notamment au niveau des “usagers”.

3.3. Paradoxes à propos des savants-médecins.

Tous les exemples précédemment évoqués nous amènent aussi à une constatation : il ne faut plus nous voiler la face, la médecine dite classique est fortement contestée de nos jours [26] . Il s’agit là d’une lame de fond, qui s’accompagne paradoxalement, et c’est ce qui en cache l’importance, d’une demande toujours plus exigeante de technique et d’exploits, pour ne pas dire de records du monde, notamment dans le domaine chirurgical, ainsi que de l’obligation de résultats sans risques. Les médecins payent un lourd tribut, et ils n’ont pas fini de le faire, à leur aveuglement devant le fait anthropologique. Le malade n’est pas seulement un ensemble d’organes à réparer. Voilà ce que la Faculté, en dépit d’efforts louables mais ô combien insuffisants, a été incapable même de faire comprendre un tant soit peu à ceux qui en son sein ont la mission d’enseigner la médecine aux jeunes générations. Il ne faut donc pas s’étonner si Anne Dutruge, elle-même médecin généraliste et chercheur en ethnologie, pose ce diagnostic accablant : “Il est difficile de croire que médecins hospitaliers et médecins généralistes exercent le même type de pratique.

Le discours des uns et des autres montrent bien qu’il existe en France deux médecines avec des préoccupations totalement différentes.” [27] Cela est particulièrement grave, si l’on y ajoute le fait que le discours dominant et le pouvoir théorique appartiennent aux premiers, alors que les soins au quotidien du “peuple” sont réalisés par les seconds. Un très sérieux clivage est ainsi quasi institutionnalisé. Bref, nous le verrons plus en détail dans le chapitre consacré à l’image du corps, un individu ne sera jamais la construction machinique fantasmée par le médecin sortant des facultés de médecine. Comment voudrait-on que le fossé ne se creuse pas entre lui et le malade ? Il suffit pour s’en convaincre de voir le nombre sans cesse croissant de patients faisant appel d’une part aux guérisseurs, aux voyants et cartomanciens divers, d’autre part aux “médecines douces”, pour en mesurer l’ampleur. Que l’on objecte à ceux d’entre-nous qui tenons ce discours, que les deux ensembles ne sont pas identiques ne peut satisfaire l’esprit. Je n’entrerai pas ici dans la polémique consistant à se demander si le fait que les “iridiothérapies”, les “mésothérapies” et autres “ostéopathies”, et bien sûr l’homéopathie, soient parfois pratiquées par des médecins diplômés, ne les rendrait pas légitimes, sur le plan des savoirs savants. Il faut être un peu honnêtes en la matière et ne pas dire n’importe quoi ! Si leur efficacité symbolique gagne sans doute à avoir été annexée par les médecins, il faut bien admettre que leur pouvoir reste toujours aussi mystérieux et fait sourire tout “homme de laboratoire normalement constitué”, comme disent nos savants. L’exemple type de ces occasions perdues par la médecine pour se rapprocher de l’anthropologie me semble être le domaine des effets placebo. Car voilà un ensemble de pratiques concernant à peu près toutes les spécialités de la médecine, qui aurait donc pu de ce fait recueillir un large consensus à relativement peu de frais, si elles n’avaient été traitées sans volonté réelle de recherche.

Que d’études pourtant ont été menées sur cette dimension thérapeutique, véritable figure imposée à l’industrie pharmaceutique, qui n’ont débouché sur presque-rien qui sorte du schéma cartésien de recherche des liens de causalité classiques [28] ? On ne veut pas voir là, le plus souvent, la plus-value symbolique, ou le “supplément d’âme”, qui, s’appliquant à tout acte médical, lui donne un sens et le réintègre dans le logos, ou en d’autres termes dans la communauté des hommes. Si cette dimension avait pu sans réserves être pensée et étudiée avec un réel “goût du risque” et une volonté créative, on aurait pu voir là, à la suite de l’enseignement de Balint, que la manière de prescrire vaut autant que ce que l’on prescrit.

Ainsi dès lors, le clivage perdure, entre ce qui est du ressort de la Raison, entendue au sens des Lumières, et ce qui est de celui des Croyances, de l’Ignorance, de l’Irrationnel, de la pensée pré-logique, bref des Ténèbres. Par où l’on rejoint ce que nous allons tout à l’heure étudier à propos de la sorcellerie dans le Bocage, avec Jeanne Favret-Saada, et ce qu’ont analysé Léon Chertok et Isabelle Stengers à propos de l’hypnose et de Mesmer [29]. La même condescendance, le même mépris s’appliquent aussi bien à ce qui est du domaine des fait de sorcellerie que des faits de type placebo.“Tout est dans la tête !” Et oui, et alors ? Tout rapport à ce qui aurait à voir avec l’efficacité symbolique paraît assez irréductiblement étranger au raisonnement médical, malgré les efforts minoritaires de certains médecins généralistes, aux pouvoirs à peu près nuls sur le plan de la recherche et de l’enseignement.

3.4. Recours refoulés à la contre-modernité, chamanisme et psychanalyse.

Dans les zones rurales surtout, mais pas uniquement, les savoirs traditionnels sur la maladie et les malades perdurent sous des formes variées, rhizoméliques et souterraines, mais bien vivaces. Mais que de malentendus à leur égard, que de mépris, de volonté de nier l’altérité, que de “racisme”, même ! Et pourtant, malgré la force du discours dominant, ces savoirs débordent de nos jours dans les villes, y compris dans les beaux quartiers et chez les intellectuels. La crise de confiance qui affecte la médecine classique et la science en général, et encore plus depuis l’affaire du sang contaminé, suivi de celle de l’amiante, et alors que pointe à l’horizon un autre “scandale”, celui de la “vache folle”, draine vers ces pratiques nommées encore “irrationnelles”, “magiques”, “rétrogrades”, de plus en plus de déçus des certitudes scientistes.

Cette sourde résistance, nommée par Balandier le “recours à la contre-modernité”, fait souvent reprendre au citadin le chemin inverse de celui des ses parents. Est ce un bien ou un mal ? Suffit-il de discréditer cette démarche en la qualifiant de “réactionnaire”, voire pourquoi pas de “fascisante” ? Bien malin qui peut répondre à ces questions. C’est en tous cas le symptôme d’une crise de confiance profonde et sans doute durable, que favorisent les excès du positivisme et du scientisme, et qu’amplifient la fuite en avant vers plus de technique, plus de records du monde chirurgicaux, plus de pseudo-transparence, de communication, de publicité et de vedettariat. Que les résultats dits objectifs de ces autres approches thérapeutiques soient incertains n’est pas le problème ; les médecins en général ne veulent pas entendre que leur efficacité symbolique est souvent plus à prendre en compte que la sacro-sainte reproductivité des expérimentations. Ces recours obscurs et tortueux à ces pratiques, cette contre-modernité, constituent une réserve de sens où puise l’imaginaire du patient ou du futur patient pour calmer leur angoisse devant un monde qui leur éclate au visage et les laisse seuls, avec leur autonomie à la petite semaine et leur ego rétréci. La recherche d’un sujet “supposé savoir” au sens de Lacan, c’est-à-dire d’une vérité sur la subjectivité, pour essayer de démêler tout cela, est réservée à une élite. Aux autres de se contenter d’un bricolage du pauvre. À tous se pose la question, reprise ici, d’une confrontations des niveaux et d’une topique des savoirs [30]. À tous se pose aussi la question de savoir comment, au-delà de la technique, les liens sociaux sont concernés par les pratiques à visée thérapeutique. C’est ici notamment, où l’anthropologie pourrait éclairer notre chemin, à la condition de lui demander non des modèles, mais de occasions de penser autrement, et donc de créer du sens. La littérature anthropologique classique mérite donc d’être lue, ou relue, dans cet esprit.

Victor Turner a décrit, par exemple [31], le cas d’un malade qui présentait des palpitations, une baisse de l’état général et des douleurs dorsales. Persuadé que les autres villageois lui voulaient du mal, il s’était retiré et isolé de la communauté. Le chaman consulté décide alors de lui appliquer des ventouses et de lui extraire une dent. Mais auparavant il s’informe de l’histoire du village, des relations plus récentes, de tout le contentieux existant entre le malade “désigné” et son entourage. Il organise des palabres au cours desquelles les gens exposeront les griefs qu’ils avaient à formuler à l’encontre de leur voisin, puis au cours desquelles ils auront à s’autocritiquer. Finalement auront lieu les actions curatives, d’abord la pose des ventouses dans une atmosphère dramatique, avec une forte participation de groupe, puis l’extraction de la dent. Celle-ci donne l’occasion elle aussi à une forte participation collective, dans une ambiance d’excitation qui atteint son acmé lorsque le malade s’évanouit. À son éveil il sera félicité pour sa guérison, et tous de se réjouir, soulagés de constater que les mauvaises relations qui pesaient sur l’ambiance générale avaient été elles-aussi dissoutes par l’action “thérapeutique” du “docteur”. Les réels fauteurs de troubles quitteront peu après le village et tout rentrera dans l’ordre. Tout se passera comme si le malaise social avait lui aussi été extirpé par l’extraction de la dent.

C’est à une forme de maïeutique que l’on assiste là. Car ainsi, une analyse des relations, des fausses et vraies exclusions, avait été réalisée autour d’un symptôme individuel et d’un malade désigné, en réalité porteur d’un dysfonctionnement de groupe. En conclusion à son observation Turner écrira : “Dépouillée de ses dehors surnaturels, la thérapie Ndembu pourrait bien servir de leçon aux cliniciens occidentaux. Bien des névrosés pourraient être soulagés si tous ceux qui sont compris dans leur réseau social pouvaient se rencontrer et confesser publiquement leur antipathie pour le malade et supporter à leur tour l’exposé des griefs de ce dernier. Mais il semble que seules des sanctions rituelles et la foi en le pouvoir mystique du médecin puissent favoriser pareille humilité et obliger les intéressés à se montrer charitables envers leur semblable qui souffre”. Turner a bien étudié cette dimension cathartique groupale qui souvent, à travers les rituels profanes, contribue à agir comme “anxiolytique” (pour reprendre l’expression hardie de Claude Rivière [32]) dans les périodes de “life-crisis”. Mais au-delà on observera que l’on a là, dans cette description, une forme naturelle de thérapie “en réseau”.

Claude Lévi-Strauss analysera lui aussi une guérison chamanique du même type chez les Cuna [33], en allant un peu plus loin que Turner, notamment en étudiant le cas de Quésalid, jeune sceptique qui s’engage sans y croire dans une formation de chaman pour en dénoncer la fausseté mais qui, découvrant que ses “tours” sont efficaces, deviendra lui-même un guérisseur, et parmi les plus grands. Le scepticisme et l’incrédulité n’éliminent donc en rien l’efficacité symbolique. En conclusion à son travail il écrira d’ailleurs que “La cure consisterait donc à rendre pensable une situation fondée d’abord en termes affectifs et acceptables pour l’esprit, des douleurs que le corps refuse de tolérer”. Voilà qui complète l’approche purement anthropologique du thème ici abordé, et ouvre des perspectives de rapprochement avec la psychanalyse, en dépit de la position défensive rigide et hautaine de Lévi-Strauss en sa dernière période, et des réticences de bien des psychanalystes, oubliant qu’un des leurs, Georges Devereux, les exhortait à plus d’humilité lorsqu’il considérait que loin “d’être un affront à la psychanalyse”, ce rapprochement “est une contribution majeure à l’intelligence du processus thérapeutique” [34]. Devereux savait que du transfert existe sur le terrain, et lie [35] entre-eux anthropologues, informateurs et populations étudiées. Nous retrouverions ces liens, si j’avais le temps de les développer, à propos des recherches sur la sorcellerie de Jeanne Favret-Saada, que nous allons bientôt suivre dans le Bocage.

Si une bonne synthèse de ces liens épistémiques peut être lue dans un numéro récent du Journal des anthropologues [36], Bion, dont on sait qu’il fût aussi un remarquable psychothérapeute de groupe, nous avait appris que le schéma mental et groupal décrit par Turner et Lévi-Strauss était fondamentalement aussi celui de la psychanalyse et de toute pratique psychothérapique, lorsqu’il a avancé les termes de fonction alpha et bêta. Nous y reviendrons, bien sûr, plus avant dans cet ouvrage. Le principe du processus, dans cette acception, est de rendre les choses vécues dans la souffrance et l’angoisse, pensables dans un cadre, dans un système, c’est-à-dire dans un réseau de relations mentales, et donc aussi de relations sociales. Ces rappels devraient nous amener à mettre en cause plus souvent que nous le faisons nos attitudes et nos croyances concernant les faits de sorcellerie et d’envoûtement, si présents dans l’ambiance dans laquelle se déploient les savoirs profanes. Nous allons à présent tenter de nous poser ces questions, non pour assimiler “vraie science” et “fausse croyance”, ou les renvoyer dos-à-dos, mais pour rappeler qu’il n’y a pas de vérité absolue, notamment dans le champ de la psychologie et de la sociologie, et qu’elles constituent deux versants d’une même volonté de l’homme de comprendre l’univers.

4. Les savants et le folklore paysan.

4.1. À propos de la sorcellerie.

Relire Les mots, la mort, les sorts, de Jeanne Favret-Saada [37] me ravit toujours. Non que ce qu’elle y décrit soit particulièrement réjouissant, mais, tout d’abord, que son style et son anticonformisme rompent avec cette langue de bois scientiste que j’abomine. Écoutons-la se présenter : “Soit une ethnographe : elle choisi d’enquêter sur la sorcellerie contemporaine dans le Bocage de l’Ouest... Préparant son départ sur le terrain, elle examine la “littérature” scientifique et moins scientifique... Elle trouve ceci : Des paysans “crédules” et “arriérés”, “imperméables à la causalité”, expliquent leurs malheurs par la jalousie qui aurait poussé leur voisin à leur jeter un sort ; ils s’adressent à un désenvoûteur (lequel est généralement un “charlatan”, plus rarement un “naïf”), qui les protège de leur agresseur imaginaire en utilisant des rituels “secrets”, “dénués de sens” et “venus d’un autre âge”... Soit une ethnographe. Elle a passé plus de trente mois dans le Bocage mayennais à étudier la sorcellerie. Voilà qui parait “excitant, dangereux, extraordinaire... Racontez-nous des histoires de sorciers” lui demande-t-on sans fin lorsqu’elle revient à la ville. Comme on dirait : racontez nous des histoires d’ogres, ou de loups, le Petit Chaperon Rouge ? Terrifiez-nous, mais qu’on sente bien que c’est juste une histoire ; ou que ce sont juste des paysans : crédules, arriérés, marginaux”.

Favret-Saada poursuit son introduction dans la même veine, avec verve, alacrité et élégance. Elle rappelle que les études sur la sorcellerie partent du principe selon lequel tout ce qui est dit est faux et ne recèle pas la moindre trace de vérité. Les questions que se posent les chercheurs ne tournent jamais autour de la mise en forme de “quelque chose” qui ne peut se dire autrement, mais autour du mensonge. Elles se résument à l’interrogation : “Qu’est ce qu’ils nous cachent ?”.

Les savants indigènes ne dérogent pas à cette attitude. Le psychiatre local assène un : “Je fais ici de la médecine vétérinaire !”, au mieux il parlera “D’impossibilité à symboliser” s’il a une vague culture lacanienne, et tout sera dit. L’hypothèse de base de Favret-Saada au cours de sa recherche, fut donc de questionner les faits en renversant le raisonnement habituel, et en se demandant si “la sorcellerie, est-ce que c’est inconnaissable, ou est-ce que ceux qui le prétendent ont besoin de n’en rien savoir pour soutenir leur propre cohérence intellectuelle ?” En d’autres termes, en quoi un “savant” ou un “moderne” ont besoin, pour conforter leur identité, du mythe d’un paysan crédule et arriéré ? Ces questions sont celles que je me pose moi aussi depuis une quinzaine d’années à l’occasion de mon travail avec les familles d’accueil. C’est en quoi, au delà de ma curiosité intellectuelle, elles m’intéressent pour ma propre recherche clinique. Nous le verrons, les familles d’accueil et leurs savoirs profanes se situent souvent dans la même problématique qu’étudie ici Favret-Saada à propos des savoirs populaires touchant au domaine de la sorcellerie. Et je me suis moi aussi souvent demandé, pourquoi les hommes ou les femmes qui faisaient ce travail d’accueil et de soins (au sens de l’anglais “care”) des enfants à problèmes, des adolescent ou des adultes dits handicapés, avaient ainsi besoin d’être étiquetés “incultes”,“naïfs”, voire “arriérés” ? Et paradoxalement, pourquoi les équipes qui reconnaissaient bien volontiers que ce “travail” était difficile, accentuaient encore cet aspect des choses ? Nous nous reposerons ces questions ultérieurement. Mais pour l’heure, suivons notre auteur. Dans l’esprit que je viens de résumer elle règle durement son compte à un chercheur fort respectable, et à qui elle reconnaît la valeur de ses études [38] sur les rites de passage, le grand Arnold Van Gennep lui-même. Mais “qui aime bien châtie bien”, pour nous introduire à la sagesse populaire par un de ses adages les plus usités !

4.2. Paysannerie, superstitions et “civilisation”.

Dans son roboratif essai intitulé “le métier d’ignorant”, Favret-Saada rappelle donc la position de Van Gennep, l’incontesté chef de file des “folkloristes” contemporains. Pour lui en effet, reprenant les concept de Lévy-Brühl à propos de la “mentalité prélogique”, le paysan raisonne comme un enfant. Voici ce que cela donne sous sa plume : “La mentalité populaire n’évolue pas dans le même plan que la mentalité scientifique parce qu’elle utilise en majeure partie le raisonnement analogique et le raisonnement par participation qui sont à la base des symboles, des croyances et des rites, comme l’a bien montré Lucien Lévy-Brühl”. Et plus loin, à propos du “peuple”, si arriéré : “Il est d’autant plus difficile d’obtenir des renseignements précis que les personnes qu’on étudie sont elles mêmes frustes”, alors que, du coté du savant : “ il faut aussi une grande prudence, parce que “les civilisés” (sic) que nous sommes éprouvent beaucoup de difficulté à penser d’une participationniste ou associative, à se mettre, comme on dit, dans la peau d’autrui, à éliminer ce qu’ils savent, à se rendre à nouveau ignorants, tout au moins dans certains domaines” [39].

Van Gennep nous montre alors, pour nous faire comprendre la démarche que devrait suivre le “savant”, qu’il faut fonctionner au “comme si”, celui des enfants qui se disent “c’est comme si”, auquel est immanquablement accolé le...“ mais quand même”, qui ne manque pas de rappeler le beau travail d’Octave Mannoni. Avec le paysan arriéré donc il faut faire “comme si” on le croyait, et débusquer le mensonge ou la fausse croyance. On pourrait ici dériver, non sans raison (et jouissance intellectuelle), vers la dimension de recherche inquisitoriale de la Faute et de son aveu, mais cela nous entraînerait dans un détours supplémentaire et peut-être superfétatoire.

Après avoir réglé son compte à une certaine conception de la scientificité, ou plutôt à celle du scientisme, fût-ce au détriment de Van Gennep, père incontesté et “créateur de l’ethnographie française” [40], elle traite très pacifiquement et salutairement au lance-flamme symbolique les psy de Laval et Mayenne (ou de Paris !). L’allusion à une étudiante psychologue faisant sa thèse, sur les recommandations de Lagache, sur le “mage” Robert Brault me troue de rire, puisque, après avoir exposé ses idées devant les membres éclairés du Rotary Club local (“à moins que ce ne soit son concurrent, les Lyon ‘s Club”, écrit Favret-Saada, en tous cas des “civilisés”) la “Mem’Sahib” reçut des menaces de mort de la part des indigènes, décidément bien “sauvages”. Dans cet ordre d’idées, et pour nous détendre, je ne puis résister au plaisir de citer quelques phrases d’une certaine Joséphine Babin (mère d’un des ensorcelés) à propos du psychiatre qui l’interrogea, et que Favret-Saada place en exergue à son article : “Il a dit qu’il fallait être malade mental pour croire dans les sorts. Parce que dans l’temps, y dit, les gens étaient tellement arriérés ! mais maintenant, y n’faut point croire là-dedans. Nous autres, médecins, y dit, on est tellement plus forts, la médecine est plus forte. Nous, la science, elle est tellement plus moderne et elle est capable pour toutes les maladies..”.

Mais pour redevenir sérieux, dans un autre essai intitulé L’Aune de vérité, notre chercheur commence opportunément par rappeler qu’il n’existe pas de discours scientifique sur la sorcellerie, mais simplement une idéologie qui se donne des airs de science. Puis elle conclue son analyse en étudiant la position des psychiatres : “Plus un texte est idéologique, et plus il installe d’emblée une infranchissable distance entre, d’une part, le corps médical et le savoir dont il s’autorise ..., et d’autre part, l’humble cohorte des malades (...)”. Elle rappelle par exemple que Whal [41] décrivît en 1923 une variété nouvelle de psychose alcoolique, les “délires archaïques”, puisant leurs thèmes dans le “fond délirant commun du milieu paysan”.

Voici en quels termes il introduisit cette nouvelle forme de psychose : “Dans ces régions archaïques, l’évolution continuelle de la civilisation semble s’être complètement arrêtée depuis une époque difficile à apprécier, mais en tous cas fort longue.” Poursuivant dans la même veine, qui, je le souligne, voit réapparaître la catégorie du sale et du souillé, en tant que s’opposant au pur et au moderne, nous pouvons méditer ces phrases terrifiantes : “Vous pensez bien que dans un tel milieu- où les maisons sont des “taudis” et des “masures”, où tout est “vétuste”, placé “sans aucun ordre” et “malpropre” et “fangeux” -, sorte de témoins du Moyen-Âge, où les idées modernes ne pénètrent pas”... d’autant que, pendant qu’il y est, en “rajoutant une nouvelle couche”, notre défunt collègue écrivait : “Ces intelligences inférieures, ou non encore développées normalement, sont incapables de comprendre l’explication scientifique moderne des phénomènes physiques, chimiques, biologiques ou sociaux”.

L’aptitude à “croire sans contrôle” est déjà dans cette acception “prédisposition” : en quelque sorte sont des malades potentiels ceux qui croient aux sorts et aux sorciers. Lévy-Valensi et le grand Delay poursuivent la recherche “scientifique” dans cette voie en publiant dans les “Annales médico-psychologiques” de mai 1934 un article intitulé : “Délire archaïque : astrologie, envoûtement... magnétisme”. À propos d’un cas clinique, comme il est si courant dans nos hautes sphères scientifiques (il suffit de prendre au hasard n’importe quel numéro de n’importe quelle revue de psychiatrie pour vérifier que ces bonnes habitudes consistant à “faire de la science” à propos d’une seule observation restent courantes !), nos savants amalgament le concept de délire archaïque avec celui de “mentalité prélogique” (qu’avait d’ailleurs entre-temps renié son auteur, Lévy-Brühl, mais qu’importe, on n’en est pas à cela près, quand on tient à écrire un article !).

Cette malade qui “présente toutes les incarnations des superstitions à travers le temps” a la “même imperméabilité à l’expérience sensible, la même foi aveugle et exclusive dans la seule expérience mystique entraînant, comme chez les primitifs, une logique spéciale, la prélogique de Lévy-Brühl régie par la loi de la participation”. La notion de délires collectifs, dont la sorcellerie est un des thèmes des plus courants, donne aux psychiatres l’occasion de poursuivre l’oeuvre de Legrand Du Saule, de Lasègue et Falret puis celle de De Clérambault. Ainsi Heuyer et ses élèves écrivent, à propos d’Un cas de délire à cinq [42] : “Pour nous psychiatres, le critère d’une psychose individuelle ou d’une psychose collective est le même. Il ne peut être que social. Il consiste en l’impossibilité provoquée par les éléments affectifs, instinctifs ou passionnels de la psychose à s’intégrer dans l’organisation rationnelle d’une société”. Favret-Saada analyse avec une délicieuse perfidie cette observation si “exceptionnelle”, en faisant remarquer que les “délirants” ne sont pas cinq mais quatre, puisque le, ou plutôt la cinquième est, naturellement, une “solide paysanne”, mais qui comme de bien entendu, nul n’étant parfait, est restée “puérile et suggestive, d’une famille qui croît aux envoûtements”, et n’a fait qu’interpréter en termes de sorcellerie la croyance de ses employeurs d’être possédés.

Les quatre autres délirants seront traités énergiquement, comme on savait le faire encore à cette époque, sans états d’âme : “Il a suffit de maintenir nos malades quelques jours en observation à l’Infirmerie Spéciale, puis de les interner, pour les rappeler brusquement et un peu rudement à la réalité et pour réduire leurs convictions passagères”. (Voilà, “Môssieur”, comme l’on guérissait les fous, de notre temps !). La paysanne elle, malgré l’application du même “traitement”, résiste et persiste dans “sa conviction délirante”. Sans doute le poids de son milieu arriéré, bien sûr !

Et Heuyer de conclure par une admirable tirade : “Guérisseurs, hypnotiseurs, magnétiseurs, occultistes, spirites, radiesthésistes, astrologues, auxquels se joignent les psychanalystes-psychothérapeutes travaillant sans contrôle médical [43], tous attirant les malades et les malheureux par des affirmations sans contrôle ni preuves, sont des animateurs de petites chapelles qui constituent autant de centres de psychoses collectives” [44]. Il faudra attendre la thèse d’Alain Peron [45], acceptant de sortir de l’hôpital et de sa vision étriquée et “psychiatrocentriste” de la vie sociale (à la suite des travaux de Jean-Marie Leger [46]) pour qu’un médecin accepte l’idée selon laquelle sorcellerie n’équivaut pas à délire, et savoirs populaires à “prédisposition” pathologique. Mais que de séquelles se retrouvent encore de nos jours dans la vision traditionnelle de notre classe “psy” en la matière ! Et pourtant, on a là une chance d’accéder à des fonctionnements mentaux qui nous en apprendraient plus sur nos pratiques que bien de ces études nombriliques qui s’étalent à longueur de revue ou de rayon de librairie, fondées sur le principe de “Moi-Je”, ou du “Mon Dieu que c’est dur de communiquer !”

Il m’a paru utile d’évoquer le thème de la sorcellerie chez nous, les “civilisés”, même si nous ne vivons pas tous dans le Bocage, et celui des savoirs populaires qui lui sont liés, car l’un et les autres me semblent avoir d’étroits rapports avec les savoirs profanes. Ils font tous partie d’un stock de représentations commun à toute une population. Même les hommes dits “de science”, et les médecins notamment, adoptent à leur égard des attitudes parfois tellement ambiguës et paradoxales qu’il est aisé de les identifier comme des défenses (une autre question étant de savoir contre quoi ?). En outre, la sorcellerie fait déborder les frontières du corps individuel vers le corps social, conçu comme un réseau, un tissu relationnel.

Le champs de la “force” englobe en effet, outre l’individu, sa famille, ses proches, son village, sa communauté. Comment ne pas comprendre que se plonger avec Jeanne Favret-Saada dans le monde de la sorcellerie, c’est aussi s’engager, non dans celui de la “maladie”, mais dans celui de la psychose, au sens où celui qui ne peut trouver d’autre solution aux questions qui un jour se posent (inconsciemment) à lui s’est s’engagé dans ce fonctionnement paradoxal de la psyché ? Favret-Saada l’a à mon avis aussi fort bien entrevu, quoiqu’elle ne soit pas très explicite sur ce point dans son livre. Ce qui est particulièrement frappant en lisant Les mots, la mort, les sorts, est que les deux série de concepts, sorcellerie et psychose, ne sont bien sûr pas identiques, mais entretiennent entre-eux des relations dialectiques. Il s’agit en effet de prendre conscience du fait que l’on est là devant deux univers qui se chevauchent, s’entrecroisent et s’entremêlent.

J’espère nous avoir ainsi amenés, d’étape en étape, jusqu’à une croisée de chemins où nous sommes amenés à nous poser la question de la modernité et de la contre-modernité. Je vais donc poursuivre ma route en pénétrant plus avant dans cette voie, par l’intermédiaire du concept d’image du corps. Nous avons vu en effet qu’aussi bien dans mon chapitre sur les savoirs savants et les savoirs médicaux, que dans celui où nous avons traités de la sorcellerie, beaucoup de choses passent par le corps. Nous aurons ultérieurement l’occasion d’y revenir plus longuement. Pour l’instant, contentons-nous d’une première approche de cette notion.

5. Les savoirs profanes et la modernité.

5.1. Première approche de la notion d’image du corps.

Nous allons donc dans ce chapitre examiner la question du rapport qu’entretient l’image du corps avec la modernité. Je ne pourrai ici encore que relativement survoler le sujet, mais je le ferai en prenant mon temps, et en m’appuyant sur le bon travail de David Le Breton, auquel je renvoie le lecteur désireux d’approfondir ses connaissances en la matière. Cet auteur écrit dans Anthropologie du corps et modernité [47] : “Nos conceptions actuelles du corps sont liées à la montée de l’individualisme en tant que structure sociale, à l’émergence d’une pensée rationnelle positive et laïque sur la nature, au recul progressif des traditions populaires locales, liées aussi à l’histoire de la médecine qui incarne dans nos sociétés un savoir en quelque sorte officiel du corps” [48] Il est vrai que dans les sociétés rurales africaines, la “personne” n’était pas limitée par les contours de son corps, enfermée dans son “soi”. Elle était un noeud de relations. Dans l’exemple classique des Dogons, le corps de ce que nous nommons la “Personne”, est constituée d’au moins quatre plans : celui du corps matériel qui n’est que le pôle d’attraction des principes spirituels ; celui des huit graines symboliques localisées dans les clavicules, qui marquent sa filiation ; celui de la force vitale, sanguine, transindividuelle car transmise par le père et la mère de l’individu en question, ainsi que par l’ancêtre qui renaît en lui ; celui des huit kikinu enfin, principes spirituels de la personne et fondement de sa “psychologie”. Le corps matériel lui-même est en relation immanente avec le cosmos, ses constituants n’en étant qu’une parcelle infime ; sa compréhension et son sens sont donc situés dans ce cosmos qui le déborde et le contient. Ces conceptions sont certes “exotiques”. Mais elles sont actives souterrainement, de manière “rhizomélique” [49] dans nos cultures, notamment populaires, et affleurent dans certains délires et vécus psychotiques, qui à leur niveau, véhiculent une part de vérité (voyons l’exemple classique du président Schreber). Elles sont pour nous tous une porte d’accès au monde de la folie. À la condition de nous doter des bonnes clefs, qui sont tout simplement celles de la réelle attitude “scientifique”, celles de l’esprit d’ouverture et de l’aptitude à la découverte de la différence : celles d’une certaine “naïveté” aussi. Isabelle Stengers parle aussi en ce domaine de “goût du risque” [50].

Nous qui nous échinons à tenter de réinsérer les malades dans le tissus social, oublions trop souvent que les savoirs populaire s’offrent à nous comme modèle à un certain type de mise en relation d’éléments humains. “Le corps humain est dans les traditions populaires le vecteur d’une inclusion, non le motif d’une exclusion (au sens où le corps va définir l’individu et le séparer des autres, mais aussi du monde) ; il est le relieur de l’homme à toutes les énergies visibles et invisibles qui parcourent le monde”, écrit encore fort opportunément Le Breton à cet égard. Tout le battage actuel autour de l’exclusion, dont on aurait en effet bien lieu de s’inquiéter, mais au fond, et non en surface, néglige les ressorts de cette mise à l’écart de tous ceux qui s’écartent un tant soi peu du droit chemin et du sillon du conformisme.

L’individualisme, qui ressemble de plus en plus à une atomisation de la société avec mouvements browniens de ses éléments, est bien autre chose qu’une affaire de simple morale. “La fluidité d’un monde où rien n’est strictement délimité, où les être eux -mêmes, perdant leurs frontières, changent en un clin d’oeil, sans provoquer autrement d’objection, de forme, d’aspect, de dimension, voire de règne” [51] écrit Lucien Febvre dans cet esprit. Il nous faut donc tenter de retrouver les fondements de ce qui crée du lien social et qui, peut-être, perdure dans les savoirs et les rites profanes.

5.2. Traditions populaires et savoirs sur le corps et la maladie.

Nous allons dans le prochain chapitre évoquer, à propos de Geel et de sainte Dymphne, l’importance, au Moyen-Âge, des pèlerinages effectués autour des reliques. Il faut ici préciser, à cette occasion, que ces actions populaires qui mettaient en branle d’innombrables foules et qui les amenaient au pied de fragments de corps ou de vêture de tel ou tel saint, n’avaient pas la valence de croyance un peu ridicule que l’homme contemporain leur voit de nos jours. Il s’agissait là de bien autre chose que de superstition et de raisonnements “pré-logiques”, “infantiles”, ou “naïfs”, voire “natifs” [52] comme la pensée moderne les identifie.

Je partage en cette matière le point de vue de Thobie Nathan lorsqu’il parle des “objets actifs” obligeant à penser par leur contenu même. L’homme du Moyen-Âge voyait dans la relique en réalité bien autre chose qu’un fragment d’os, de suaire ou de de crosse et de mitre [53]. Il savait, sans l’avoir appris, que l’espace qui l’entourait était en quelque sorte un peu plus dense que le reste de l’espace, et qu’à travers lui il était relié aux force cosmiques, dont Dieu était l’apex. Par le pèlerinage, dont l’aboutissement était le contact physique avec la relique, l’individu se reliait aux générations qui l’avaient précédé et à celles qui le suivraient, et se mettait par cette action collective un peu plus à l’unisson de l’ensemble de ses contemporains. Il joignait dans ce geste d’adoration collectif ses maigres forces, non au sens physique, mais au sens symbolique, métaphysique, à celles de la communauté.

Voilà ce que signifiait fondamentalement cette action qui le jetait sur les routes, lui faisant prendre des risques souvent considérables, et privant sa famille et le village de sa force de travail, à une époque où chacune de ses parcelles était utile. Son image du corps s’engageait dialectiquement dans un travail inconscient qui l’agrégeait, par le rituel, à celle des autres, à celles du “nous”. Je consacrerai ultérieurement un chapitre à cette question des rituels d’agrégation qui me semble essentielle à mon propos. Pour l’heure poursuivons. Des représentations non conscientes de l’espace ont bien entendu eu, tout au long des siècles, pour fonction essentielle de contribuer à bâtir une image du corps sensiblement différente de celle dont nous disposons de nos jours ; l’iconographie et la statuaire nous en donnent une idée (voir à ce sujet notamment les travaux de Muriel Laharie [54], dont la recherche sur le Psaume 52 de la Bible est saisissante).

Comme en négatif, nous sentons intuitivement, à défaut d’en être assurés scientifiquement, que le Moyen-Âge avait de l’image du corps un ensemble de représentations proches de celles des sociétés rurales africaines, ou océaniennes, au travers desquelles les limites de l’individu se fondaient dans ce que l’on pourrait nommer, avec des précautions, le corps social. On le sait, les choses ont radicalement changé à la Renaissance, qui a projeté en avant les notions de personne et d’individuation, au travers notamment, on l’aura remarqué, de la peinture et de la statuaire, avant l’action de la science proprement dite, qui n’est qu’un des aspects de ce travail. Mais qui peut dire que, souterrainement, rhizoméliquement, les anciens savoirs et les antiques représentations n’ont pas perduré, ne se sont pas adaptées aussi, aux nouveaux mots d’ordre des classes dirigeantes et possédantes ? Qui peut dire que ces anciennes représentations ne correspondaient pas mieux que les nouvelles aux contraintes de la vie rurale ou, ce qui est à noter, de certains groupes sociaux contemporains plus ou moins marginaux ? On serait bien surpris des résultats d’une étude de l’image du corps qu’ont ces agrégats de “paumés”et “d’exclus” qui sédimentent dans les interstices et les no man’s land de nos sociétés. Des strates et des courants, issus des anciennes représentations, notamment de celles reliées à ce qui organisait les pèlerinages du Moyen-Âge, peuvent ainsi être retrouvés, ici ou là, dans les savoirs populaires et profanes, sous forme rhizomélique, infiltrant, s’adaptant à des micro-sociétés.

Le Breton nous dit encore à ce sujet : “Les savoirs sur le corps repérables dans les traditions populaires sont multiples, souvent assez flous [55]. Ils reposent sur des savoir-faire ou des savoir-être qui dessinent en creux une certaine image du corps.” Dans le même ordre d’idées Yvonne Verdier [56] a réalisé une étude devenue classique, dans un sens autre que celui du “folkloriste” classique dans un village de Bourgogne, sur les traditions populaires restées toujours actives. Elle a notamment bien mis en valeur tout ce qui reliait la physiologie féminine au fonctionnement social, familial plus particulièrement, mais aussi communautaire. Une femme ne peut, cela est bien connu, réussir une mayonnaise durant ses règles, ni monter des blancs en neige (blanc/rouge, neige/boue, légèreté/gluant-du blanc d’oeuf, pureté/souillure, virginité/règles, voilà une série d’oppositions distinctives évoquées par cette prohibition). Elle ne doit jamais descendre dans la cave, notamment en période de confection du vin, non plus qu’aller au saloir ; d’une certaine façon elle gâterait irrémédiablement les aliments qu’elle toucherait (on sait aussi en sorcellerie l’utilisation que font “ceux qui savent” et “qui ont la force”, du sang menstruel). Des liens symboliques relient ainsi les femmes, dans les savoirs populaires, à leur environnement. Ces actions passent par une sorte de contamination, de souillure au sens que leur donne Mary Douglas.

Là aussi, comme une densité différente de l’espace entourant le corps des femmes produit des effets sur l’environnement. “Pendant leurs règles, elles-mêmes n’étant pas fertiles à ce moment là, les femmes entraveraient tout processus de transformation rappelant une fécondation : pensons aux oeufs en neige, aux crèmes, aux émulsions, aux sauces, au lard, à tout ce qui doit “prendre”. Leur présence ferait avorter toutes ces lentes gestations que figurent le lard dans le saloir, le miel dans la ruche” (Yvonne Verdier).

Par l’intermédiaire du corps, le sujet est donc articulé à un savoir, non-mentalisé, non-conscient, non-savant, bien sûr non-écrit (nous y reviendrons), fait essentiellement de savoir-être et de savoir-faire, qui le rattachent à une communauté de vie, de pensée et à son histoire, par delà les générations. Certes cette communauté, depuis la Renaissance et le siècle des Lumières, est attaquée, démembrée, dévalorisée par les discours dominants, mais en partie souterrainement et dans la pénombre, avec de brusques résurgence lors des explosions libertaires, de mai 1968 par exemple, ou à l’occasion des poussée écologiques, en partie à la pleine lumière, elle se maintient.

Fait-elle de la résistance ou constitue-t-elle une pièce intangible et peut-être essentielle dans la structure sociale ? J’avoue bien volontiers ne pas le savoir ; au moins faut-il se poser la question. Ce qui est assuré est que, notamment dans les campagnes, ce savoir, même fragmentaire, même démembré, perdure, souvent étonnamment vivace, parfois créatif. Et puis, lequel de nous, même “en ville”, n’a acheté tel shampooing, au tilleul, à l’ortie ou je ne sais à quelle plante, ou n’importe quoi d’autre du même acabit ? Il y a là comme un fond commun à nos sociétés modernes, qui perdure, un stock signifiant où chacun puise journellement de quoi alimenter sa pensée, son imaginaire, mais aussi son “habitus” (Bourdieu). De même, si dans la société rurale traditionnelle et encore en Afrique, l’intégration de l’homme dans une vision cosmique, “holistique” (au sens de Louis Dumont) de sa vie, se marque par le contact ou le “passage” dans, sous, devant, certains lieux déterminés, pierres, sources, fontaines, carrefours, monts, etc, lequel d’entre nous n’a pas été soit sensible à l’athmosphère des “vieilles pierres” de tel ou tel château ou église, que n’explique pas à lui seul son intérêt pour l’histoire, ou lequel d’entre nous n’a pas gravé son nom, seul ou avec celui de son amie, sur le tronc d’un arbre, du moellon d’une ruine, etc.?

Mircéa Eliade a pu parler à ce sujet de comportements “cryptoreligieux” de l’homme profane [57]. La liste de ces actions serait infinie à établir ; qui peut en évaluer l’importance pour notre vie psychique, familiale, sociétale ? Comme dans un oignon, des strates de savoir se superposent donc en chacun de nous, selon une hiérarchie variable, sensible aux pressions et répressions sociales et au travail inconscient du refoulement individuel. Mais qui peut réellement dire celle qui structure le plus, ou le mieux, notre inconscient ? Qu’en disent nos rêves ? Écoutons à ce sujet les poètes, les peintres, les fous. Eux expriment bien, souvent, ce savoir caché. David Le Breton a là encore tenté d’exprimer cette complexité en oeuvre en chacun de nous : “L’homme du commun projette sur son corps un savoir composite qui ressemble à un manteau d’Arlequin, un savoir fait de zones d’ombre, d’imprécisions, de confusions, de connaissances plus ou moins abstraites auxquelles il prête un certain relief... Sa liberté d’individu, sa créativité se nourrissent de ces incertitudes, de la permanente recherche d’un corps perdu, qui est en fait celle d’une communauté perdue”. J’y ajouterai quand à moi l’idée de Paradis perdu, tant est vivace aussi la nostalgie des anciens temps, mais cela est un autre problème.

Nous allons à présent, après ces longs détours, revenir à la clinique psychiatrique, notamment à celle de la psychose. Nous voici en effet parvenus à un stade où la mise en cause de nos pseudo-savoirs scientistes, monolithiques, totalisants, voire potentiellement totalitaires, nous place devant une certaine forme d’incertitude, attitude qui seule sied, j’ose ici l’affirmer, à qui vit, un plus ou moins un long temps au contact des faits et des pensées psychotiques, et qui a la prétention de les comprendre un tant soi peu, avec authenticité et humilité, afin de saisir, de l’intérieur, ce que “cela fait” aux parents et aux familles d’accueil, de vivre avec un psychotique.

6. Premières applications cliniques de la recherche sur les savoirs profanes.

6.1. Rencontre, psychose et croyance.

Combien de fois, devant un malade, un psychotique notamment, ne me suis-je senti totalement démuni, démuni de tout savoir, de tout savoir faire ; il ne me restait que du savoir-être, c’est-à-dire de cette faculté paradoxale de me sentir comme nu, ou “naïf”, face à lui. Oury a écrit à propos de ces instants de doute : “Qui n’a pas senti cette hébétude, cette imbécillité manifeste de soi-même, cet esseullement, ce désarimage dans la “rencontre” avec un psychotique, ne peut guère parler de psychothérapie institutionnelle” [58]. Voilà donc ce qui me permet de me recentrer sur le travail “clinique”, thérapeutique, avec les familles d’accueil, qui sont en première ligne face au fait psychotique. Tout part de cette constatation qu’a lumineusement exprimé Oury, cette “imbécillité”, qui nous fait poser la question : “qu’est ce que je fais là” ? que je reprendrai à mon compte dans un chapitre suivant. Rien n’est à retrancher dans ce texte superbe de 1973 ; pas de gras, aucun pathos ! Si, entre autres propos d’Oury je tombe sur celui-là, c’est qu’il y posait, quelques années après 68, le problème de “l’obscurantisme” qui fleurissait alors, et qui louait la “folie”, “libératrice”, opposée à “la maladie”, oeuvre, imposture des médecins : “Dogmatisme de l’idéologie anencéphale, tissé de méconnaissances massives, d’ignorance militante, d’idées fixes stéréotypées.

Désespérance devant les assauts ravageurs de sectateurs d’un nouveau naturisme qui part en guerre contre les “médicaments”, les traitements biologiques, assimilant pêle-mêle les psychiatres, les fliciâtres, les analystes et les manipulateurs de toute espèce”. C’est tout cela qui est au coeur de mon travail présent. Je tente de rendre leur place aux savoirs profanes, aux savoirs populaires. Mais suis-je ici en train, ce-faisant, et paradoxalement, de prôner un recours à la sorcellerie ou aux médecines dites “douces” pour soigner un psychotique, comme semble le suggérer parfois Thobie Nathan ? Tel n’est pas, on le comprendra vite, mon credo !

J’utilise moi aussi les neuroleptiques-retard, et les ordinateurs, et je parle, parfois, “cramiste”. Mais ce que je cherche avant tout, avec “ce” psychotique, diffèrent de tel autre, c’est à le rencontrer, ce qui ne veut pas nécessairement dire chercher à “communiquer” avec lui, j’y reviendrai. Comment rencontrer quelqu’un ? Question qui est sous-jacente à tout mon travail. Comment rester maître de son savoir technique, médical ou autre, c’est-à-dire comment le mettre à distance, s’il le faut, pour laisser advenir ces moments, rares et fragiles, où quelque chose se passe ?

Comment rencontrer monsieur et madame L. ce jour de l’année 1992 où je les reçois dans mon bureau ? (Je retranscris mes notes de l’époque.) :
“Monsieur et Madame L., madame A ; (la psychologue).
Aussitôt assis après les présentations et les salutations d’usage, monsieur L à propos de son fils Sébastien :

  • “Sébastien, je sais ce qu’il a, on a vu ça à la télé, c’est de “l’autis”.
  • Moi : de l’autisme, vous voulez dire, une psychose infantile ?
  • Monsieur L. : non, non, je sais ce que c’est, c’est de l’autis, on a vu ça à la télé. Des fois c’est incurable, des fois ça guérît...

L’entretient se poursuit dans un mauvais climat, fait de suspicion et d’agressivité.

  • Monsieur L : on sait ben ce que c’est tout ça, on sait que tout est prêt pour qu’il retourne à l’hôpital malgré ce qu’ils nous ont dit. Et puis le docteur P. est complice.
  • Moi : comment ça complice ?
  • Monsieur L. : je sais ben ce que j’ dis.
  • Madame L. : oui oui, c’est vrai tout ça !

Nous poursuivons durant un certain temps cet échange, rempli de sous-entendus.

  • Monsieur L. : oui oui, on sait ben tout ça, mais y a des choses bizarres, toutes ces histoires de quotas, vous n’allez pas croire que c’est un hasard ? On a compris que le docteur P. était un complice : la dernière fois qu’on a été le voir à la fin, y avait pas de rapport, pourquoi y nous a parlé de quotas ? Ca a bien un rapport tout ça. On n’arrête pas d’être emmerdés avec ces quotas. Les vaches crèvent. Ca prouve bien qu’il est leur complice ! Pis tenez d’habitude on paye notre téléphone à Rennes, ben cette fois-ci pourquoi qu’on a reçu une note de téléphone venant de Nantes ? Hein ? C’est pas un hasard tout ça, vous voyez ben !
  • Moi : bien oui, il y a donc quelque chose ?
  • Monsieur et madame, en choeur : ah oui bien sûr, y a quelque chose !
  • Moi : et vous LE connaissez ?
  • Monsieur et madame, en choeur : ben oui, on le connait, c’est quelqu’un d’important. Oui on sait d’où c’est, on sait bien d’où ça vient !
  • Moi : ah oui, c’est quelqu’un qui vous en veut ?
  • Monsieur et madame, avec des mimiques entendues : Oui, mais ça finira mal.
  • Moi : mais que vient faire le docteur P. dans tout ça ?
  • Monsieur L. ben vous voyez ! Il est leur complice : ça vient de là !
  • Madame L. : tout de même toutes mes brûlures dans les bras, dans les mains, tous ces tremblements, j’avais jamais eu ça avant. Pis vous savez bien ce que j’ai eu à l’hôpital ?
  • Moi : Non, que c’est-il passé ?
  • Madame L. : ben tenez j’ai été opérée de la vésicule !
  • Monsieur L. : ça prouve ben que le docteur P. l’était ben complice, sinon ça se serait pas passé comme ça.
  • Madame L. : regardez, c’est la preuve, c’était pendant le remplacement du docteur S. Son remplaçant, un jeune, y vient à la maison et y me dit, madame L. ça n’aurait jamais du se passer. Tout ça c’est pas normal, il faut vous opérer. Ben j’ai été opérée, je suis guérie.
  • Monsieur L. ben vous voyez bien, même le docteur P. l’était complice. Tout ça c’est sûr, on était truqué !
  • Moi : bien oui, ça m’en a tout l’air.” etc...

( Le couple L. déménagera. Quatre ans après cet entretien, il ne va pas mal ; en tous cas personne ne s’est décompensé.)

Qu’est ce que j’ai fait là ? Peut-on dire que je me suis trouvé ce jour là devant une sorte de carrefour : où aller ? Vers quelle voie diriger mes pas, celle de la psychiatrie ou celle de la “croyance” [59] ? Ces interrogations durent quelques secondes. Instant de “la décision”, dit Oury, comme lorsque, interne aux urgences, on se trouve devant un malade déroutant, un enfant sans fièvre mais avec la nuque un peu raide, ou un homme de 50 ans sans précordialgies mais avec une chute tensionnelle. Il m’est revenu le jour de cet entretien en mémoire la substantifique moelle du livre de Favret-Saada, et cela a suffit. À quoi ? À établir les conditions d’une rencontre. Je suis entré dans une voie symbolique, avec monsieur et madame L. où il s’est passé quelque chose, une connivence, peut-être une “alliance” contre la psychologue (devenue un peu la “Mem’ Sahib” ?) “Lutte épuisante contre tous les mécanismes de fermeture” écrivait Oury dans ce texte, “maintenir ouvert ce chemin,... cette voie qui va vers le dire”, voila ce j’ai fait là, en “croyant” ce que le couple me disait ce jour là, qu’il y avait “une force” qui lui nuisait, et que cette force avait à voir avec celle qui empêchait leur fils de parler. J’ai laissé entrouverte la porte. Je sais que ce jour là je suis un peu sorti du sillon : je le voyais bien aux coups d’oeil que me lançait la psychologue ! Mais tant pis. Nous avons ce jour là partagé les parents L. et moi, quelque chose d’un savoir ; mais sur quoi ? Sur un mélange de savoirs médicaux sur l’autisme, sur la représentation que le couple en avait, qu’ils nommaient “autis”, sur le fait qu’ils se croyaient ensorcelés et que des forces mauvaises les possédaient, eux, leurs bêtes et leur fils. Bref un espace commun de pensée s’est établi là, fait de pièces, de bribes et de “trucs” divers, appartenant à des univers hétérogènes.

Soyons clairs : que m’importait ce jour là la question de savoir si l’un ou les deux éléments du couple de “naïfs” et “crédules” paysans était délirant ? Ils n’étaient pas venus me consulter pour eux-mêmes, et il n’y avait nulle urgence à établir un diagnostic sur leur état mental. En revanche, je savais que j’étais le médecin de leur enfant, autiste, placé en famille d’accueil [60]. La seule chose qui m’importait, dans ce cadre, dans la stratégie thérapeutique, consistait à tenter de nouer une alliance saine avec les parents, et à leur parler en confiance. Les L. en cet instant, au delà de la question du délire possible, ont pu partager avec moi un espace mental commun, dans un même cadre de pensée (notion que je traiterai dans le chapitre 7).

Nous avons admis ce jour les mêmes repères mentaux, dans le même cadre culturel, avons suivi un temps les mêmes associations, nous sommes soumis au même rituel langagier consistant à “ne pas dire certaines choses”, à “ne pas nommer”, à parler par sous-entendus, etc. Cela nous a permis de ne pas nous heurter de part et d’autre des barrières bêta (Bion), mais au contraire d’élaborer ensemble un discours en échangeant des éléments alpha. Si je n’avais pas pu ce jour-là, avec sincérité (car sinon nous nous serions situés dans le registre de la manipulation), choisir la “voie du dedans”, de l’adhésion en la croyance en l’envoûtement des L., le couple se heurtait à une barrière de non-communication, à un renvoi brutal et destructeur de sa tentative de mentalisation d’une situation qui le dépassait et l’angoissait. Je le coupais ainsi un peu plus des autres, je l’enfonçais dans un processus de type lui même autistique, en le renvoyant à son isolement social et mental. Ce faisant j’établissais ainsi avec le couple la première étape du processus de négation de l’altérité que je développerai ultérieurement autour de la métaphore de “la barrière à poules”.

Le fait de partager des pensées avec monsieur et madame L. en cet instant, me fit entrer dans leur monde, autorisa les éléments bêta à être incorporés, métabolisés, dans un espace du “dire”. N’est-ce pas là un objectif minimum dans le soin de l’autisme ? L’entrée dans le monde où se situent les phénomènes dont nous avons à nous occuper n’impose-t-elle pas de nos jours, dans la situation de glissement de terrain social dans laquelle nous sommes, de repenser assez radicalement nos façons de faire ? Dans une société qui perd ses points de repère, y compris dans nos professions, n’y a-t-il pas urgence à renouer les fils de la parole et de la pensée entre humains, pendant qu’il en est encore temps, et avant que la Tour de Babel ne s’effondre ? Même s’il faut parfois relativiser (je dis bien de relativiser) notre croyance en la science et en le progrès.

6.2. “État de nature”, écriture et niveaux “d’authenticité”.

Voilà le type de question qui nous fait croiser déjà Jean-Jacques Rousseau, bien sûr à propos d’un état de nature, mais aussi à propos du lien social, ce qui me permet de conclure par l’évocation d’une autre difficulté, celle qui se pose lorsque l’on aborde les rapports entre parole et écriture et que nous retrouverons ici ou là dans cet ouvrage. On sait que ce qui caractérise le travail des familles d’accueil est qu’il passe essentiellement par le langage, le-dit, le mi-dit ou le non-dit, et pratiquement jamais par l’écriture.

Or, on remarque aussi que c’est pourtant par l’écriture qu’une société s’approprie, élabore, intègre, remanie le savoir scientifique, puis recrée un matériau que peuvent étudier à nouveau les savants, en un cycle sans fin. Cela a des conséquences “politiques” sur lesquelles je ne veux pas insister ici, mais aussi pour la formation des équipes de santé mentale, d’éducation spécialisée, pour les familles d’accueil, pour les malades et leurs propres familles. Pour être plus précis, aucune formation des familles d’accueil ne devrait faire l’économie de ce travail d’élaboration qui transformerait chaque séance en un véritable expérimentation, dans lequel se mêleraient en de subtiles proportions, tenant au tour de main des artisans qui y officieraient, savoirs populaires, profanes, et savoirs savants. Que l’on est loin de cette vision des choses ! Les enjeux de mes propositions sont importants et dépassent le simple niveau épistémologique, puisqu’ils constituent les bases d’une éthique, et pourquoi pas d’une morale. Claude Lévi-Strauss s’était déjà penché sur ce problème en 1958, en méditant, dans ses Tristes tropiques [61], en ces termes : “L’avenir jugera sans doute que la plus importante contribution de l’anthropologie aux sciences sociales est d’avoir introduit (d’ailleurs inconsciemment) cette distinction capitale entre deux modes d’existence sociale : un genre de vie perçu à l’origine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout celui des sociétés authentiques ; et des formes d’apparition plus récentes, dont le premier type n’est certainement pas absent, mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authentiques se retrouvent organisés au sein d’un ensemble plus vaste, lui-même frappé d’inauthenticité”.

Lévi-Strauss indiquait que pour lui, et sans renier ce qu’avaient pu apporter de bienfaits à l’humanité la découverte et la diffusion de l’écriture, le passage de l’oral à l’écrit marquait ce qu’il nommait une phase “d’inauthenticité”. Jacques Derrida commentant en 1966 [62] ces thèses, les plaçait en relation avec celles de Rousseau : “Uni au mépris de l’écriture, cette éloge de la portée de la voix est donc commun à Rousseau et à Lévi-Strauss... Cette valeur “d’inauthenticité sociale” est l’un des deux pôles indispensables dans la structure de la moralité en général.” La parole “pleine” (disons aussi “authentique”, en ce qu’elle est plus ou moins éloignée de la “langue de bois”, pour imager mon propos) s’oppose d’une certaine manière à l’écriture. Et pourtant, et ce que j’écris en témoigne, l’écriture est indispensable ! À la condition, comme l’évoquait Derrida, de lui conserver ses “racines”, sa “fonction enracinante”. Pour les praticiens et les équipes, les racines de l’écriture sont la pratique quotidienne, qui leur sert de boussole éthique, ce dont manquent dramatiquement les technocrates et administratifs qui les jugent et les gouvernent, et dont les “racines” sont un corpus pervers. D’où les dramatiques malentendus existant et encore à venir.

Si à l’issue de ma réflexion sur les savoirs profanes je me trouve donc amené, inévitablement, à invoquer la pensée de Rousseau et d’un certain point de vue celle de son continuateur Lévi-Strauss (celui surtout des “Tristes tropiques”), et à rappeler l’opposition parole-écriture, peut-être dernier avatar des oppositions distinctives qui ont jalonné jusqu’à présent mon travail, c’est que ce-faisant je plonge les racines de ma recherche dans la clinique du quotidien, qui n’est jamais très éloignée de la théorie. Quelques exemples concrets illustreront mon propos et la difficulté à situer les niveaux “d’authenticité. C’est ainsi que l’association Contadour est en train de passer une nouvelle convention avec la DASS locale afin de réorganiser ses règles de fonctionnement. Comme il est coutumier dans ce genre de travail diverses versions du texte circulent et font l’objet de discussions. Un point de la convention est par exemple visé par ces négociations et concerne ce qui devrait être joint par écrit au “contrat d’accueil” établi avec les familles d’accueil.

En résumé, alors que ma conception du travail est que l’on doit “dire” des choses aux familles d’accueil, mais que les figer systématiquement dans un texte est aussi malaisé que dangereux, la proposition de la DASS stipule que “lors de l’accueil de chaque nouveau malade, une annexe au contrat indique le contenu du projet thérapeutique retenu et toutes dispositions particulières qu’il induit”. Or sur ce point je suis obligé d’être intransigeant, au nom de tout ce que je viens d’écrire, c’est-à-dire au nom d’une éthique, d’une “morale de l’authentique”. Que se passe-t-il donc là ? De nos jours, ce que je ne peux mieux désigner que comme des “machins”, ont une valeur sacrée : dans le domaine des soins psychiatriques, de la médecine en général, la notion de “projet thérapeutique”, au delà de sa valeur intrinsèque que je ne nie pas intégralement, est devenu un véritable objet de culte ! Rien ne peut se faire sans ce rituel qui consiste à glisser soit dans une “synthèse” (une sorte de messe, bien souvent ! [63]), soit dans un projet quelconque (une sorte de missel !), ce sacro-saint machin. Mais à la limite pourquoi pas, tant que cela ne gêne pas. Le problème est que dans l’exemple qui nous intéresse cela nous gêne. Car même si la “parole pleine” est d’un certain point de vue un leurre, elle est un leurre nécessaire dans l’espèce humaine. On ne pourra en effet tout réduire à l’écriture, sauf à entrer dans un monde totalitaire “à la 1984”, nous y reviendrons.

Un espace et un temps de liberté sont indispensables à la Rencontre, à la créativité, à ce qu’un sens puisse être donné au quotidien et au “vécu”. Il y a dans la vie des moments où de l’aléatoire, du hasard, de l’impromtu, de la surprise, avec ce qu’ils supposent de risques de malentendus, de lapsus, de ratés, sont absolument vitaux. Même si en ces moments de non-écriture, de non-codification, de non-contrat, des relents des “croyances”, des “préjugés”, de la “naïveté populaire”, voire de la “pensée pré-logique” ou “native” viennent à la place des beaux “savoirs scientifiques” et de leur supports écrits dont j’ai dit ce que j’en pensais.

Comment faire comprendre aux détenteurs de pouvoir que, même avec de bonnes intentions conscientes, le fait de tout rabattre sur le contrat écrit et le projet thérapeutique, est, d’une certaine façon, une forme de violence, qui écrase non seulement la parole, mais qui écrase aussi ce qu’elle seule peut véhiculer des savoirs profanes, et au-delà d’authenticité ? On le voit bien dans ce dernier exemple : on veut par l’imposition d’un savoir médical organisé sous les espèces du projet thérapeutique, structurer un cadre. Mais ce cadre ne se décrète pas ; il se construit, jour après jour, en une sorte d’alchimie du quotidien qui mêle à “l’or pur” des savoirs dits savants le plomb (ou le cuivre) des savoirs populaires. Et tout le savoir-faire des praticiens devrait être de veiller à laisser se faire cette cuisine complexe, au lieu de vouloir fabriquer un brouet standard, sorte de Mac-Do du travail social et médical. Standardisation dont l’application veule et bornée des sacro-saints textes réglementaires donne souvent l’occasion, l’argument et la seule justification.

Je me sens obligé, dans ce contexte, de pousser plus avant mon analyse, et d’avancer une hypothèse, je l’avoue, encore une fois un brin iconoclaste. Il faut le reconnaître, le discours psychanalytique domine largement la théorisation sur l’accueil familial thérapeutique, du moins en France. Tout se passe comme si, plus le domaine d’application était complexe et hétérogène, et plus les élites pensantes se croyaient contraintes de s’enfermer dans des discours abscons, dont elles étaient au moins sûres d’une chose, c’est que les familles d’accueil ne les y suivraient pas. Il y a là un sérieux motif de méditation. Pour ces “penseurs”, s’entêter à jargonner lacanien (par exemple), est une manière de maintenir un écart infranchissable entre eux et “le peuple”, ou d’un autre point de vue, de maintenir l’écart entre niveaux d’authenticité et niveaux d’inauthenticité, et de rendre ainsi d’autant plus improbable toute analyse de la dimension institutionnelle du soin et de l’éducation [64].

6.3. Familles d’accueil, écriture et savoirs populaires.

Voici un autre exemple, plutôt cocasse, de cette violence sournoisement exercée par le biais de l’écriture à l’encontre des familles d’accueil, notamment par les administrations. Je présentais ces idées en octobre 1995 dans le cadre du symposium de Vichy sur l’accueil familial thérapeutique, et animais le lendemain une table ronde en présence des familles d’accueil. Cela donna l’occasion à une assistante sociale de la Réunion de me faire part de ce que mon exposé lui avait rappelé, à propos de son travail avec le service d’accueil familial qui venait de se créer dans son île.

Un “Règlement intérieur” venait d’être rédigé pour les familles d’accueil, naturellement sans avoir demandé à aucune d’entre-elles de donner son avis. En revanche, les services économiques de l’hôpital s’estimaient suffisamment compétents pour déterminer ce qui devait organiser les accueils, au nom bien entendu de textes réglementaires considérés comme parole d’Evangile, puis le Conseil d’administration de même, crut tout autant normal de décider en sa sagesse immanente ce qui devait constituer la “Loi” du service. De quoi accoucha ce mécanisme institutionnel, au demeurant des plus banal ? D’une quarantaine de pages à remettre impérativement aux familles d’accueil, avec consigne d’en faire respecter scrupuleusement le contenu.

Le problème est que la moitié des dites familles d’accueil employées par cet hôpital est analphabète (pour des raisons bien entendu culturelles). La direction n’y avait même pas songé ! On est là au coeur du problème, y compris dans ses implications “politiques”. Pour les directions hospitalières et la majorité des équipes de soins qui se soumettent à leur toute-puissance, les familles d’accueil sont un “lumpen-prolétariat”, ou de “braves paysannes”, des “gardiennes” de fous et de vieux déments, qui n’ont besoin que d’avoir des instructions claires (le fameux “contrat”), de s’y tenir, de le respecter et de remercier leurs maîtres. Et pourtant, si dans mon exemple les fameux services économiques avaient un tant soit peu écouté les assistantes en accueil familial, ils auraient “découvert” par exemple, qu’inscrire dans ce règlement intérieur des obligations relatives au chauffage, à la Réunion, où la température ne descend pas au dessous de 18 ° C, était totalement absurde et ils auraient ainsi évité de perdre définitivement la face.

Mais non, la machine à soumettre et à décerveller doit fonctionner, même de façon absurde. Plus le contenu est incohérent et plus il joue son rôle de dictât, d’oukase, et plus il détruit toute dimension thérapeutique, éducative, humaine. On a là, dans cet exemple Réunionnais (mais j’avais fait des observations comparables à la Martinique, où j’avais été surpris du racisme rampant des cadres locaux vis-à-vis de leurs accueillantes, pourtant remarquables), une caricature de ce que le non-respect du savoir oral et populaire des familles d’accueil “indigènes” (!) peut entraîner comme violence institutionnelle, négatrice des différences, de l’altérité, du minimum de respect humain.

On aura intérêt à se souvenir, tout au long de cet ouvrage, de ce que mon travail sur les savoirs profanes, aussi incomplet, insatisfaisant et délicat à cerner soit-il, ouvre vers les mécanismes du racisme, de l’exclusion et du rejet de l’Autre, parfois ouvertement au nom de la “civilisation”, d’autres fois plus sournoisement au nom de je-ne-sais quel obscur et arbitraire texte réglementaire. Que ce soit par une imposition de “règlements intérieurs”, de “projets thérapeutiques”, de “contrats d’accueil”, ou autres textes médiatisés par l’écriture, quelque chose de l’ordre de “l’authenticité” au sens que lui donnait Lévi-Strauss, est détruit. La parole pleine ne peut résister, en rase campagne, à l’écriture, outil, ou arme, des maîtres. Elle ne peut qu’entrer en résistance, s’enterrer, pousser des rhizomes, s’investir dans les savoirs profanes, les “croyances”, et parfois, sinon souvent, dans des impasses, qui renforcent par “feed-back” la perversion du système.

6.4. Conclusion provisoire.

Voici donc selon moi exposés quelques uns des éléments qui permettent de cerner le problème de la rencontre et de l’articulation entre savoirs profanes, savoirs savants et médicaux. Ce fil rouge se retrouvera régulièrement évoqué dans cet ouvrage, sous une forme ou sous une autre. Au fond, l’ensemble tourne et s’organise autour de lui. Pour structurer un tant soi peu les développements à venir et faire le point, je résumerai ainsi les types de savoirs concernés. Trois niveaux dialectiques de savoirs profanes se présentent à nous :

  • celui des savoirs-être ;
  • celui des savoirs-faire ;
  • celui auxquels je ne trouve pas d’autre appellation logique que celle des savoirs-tout-court.

Du savoir-être il sera question dans les chapitres où je me poserais la question des qualités thérapeutiques “sauvages” des familles d’accueil.

Du savoir-faire il sera plus particulièrement question dans les deux chapitres suivants, où, de la notion de rituels à celle de la représentation et de l’image du corps, nous nous appuierons sur les “techniques du corps” (Mauss).

Du savoir-tout-court il a été question dès l’introduction de cet ouvrage. Ce dernier niveau, qui sur un mode dialectique contient les deux autres, grâce à la parole, est celui qui ne peut se constituer réellement qu’à l’intérieur du psychisme du lecteur, au travers de son “langage intérieur”, d’autant qu’il affecte sa propre problématique familiale et son système de représentations. Je le laisse donc se débrouiller avec. Car ce qui est travaillé là dépasse le simple thème de l’accueil et du placement familial. Il concerne l’ensemble du champ des connaissances. Je partage totalement sur ce point l’avis de Serge Moscovici tel qu’il l’exprimait dans sa préface au livre de Denise Jodelet consacré au sort des nourrices des colonies familiales : “Comment décrire et expliquer ce malheur, voilà ce qui occupe une bonne part des réflexions et à quoi on utilise le savoir recueilli sur le matériel récalcitrant et difficile à manier de la folie... Ces théories, nommées du sens commun, sont-elles moins élaborées ou moins valides que celles des scientifiques et des experts ? S’agissant de psychiatrie, je ne me hasarderai pas à formuler un jugement... L’essentiel est que, si nous voulons faire la science des phénomènes mentaux dans la société, il nous faut identifier la connaissance produite en commun et reconnaître le bien-fondé de ses propriétés eu égard à la théorie”.

Voilà où je veux moi-même en venir. La science de laboratoire est une chose ; celle se fabriquant hors du laboratoire en est une autre, tout autant importante, et combien plus ardue à mettre en oeuvre. Dans son champ ne se déroule pas le principe d’in-certitude, mais plutôt celui “ex-certitude”. Les certitudes du savant se trouvent projetées dans une extériorité qui les dissout et en même temps les contraint à se rassembler. Il est là pourtant question de ce fameux “lien social” que nous nous épuisons tous à tenter de renouer. Face à la désorganisation et aux tendances anomiques des sociétés contemporaines, la priorité ne consiste-t-elle pas à redonner la parole aux “gens”, même si elle prend des formes éloignées de celle des “élites”, à reconnaître la part de vérité qui s’y glisse, plutôt qu’à l’étouffer sous un amoncellement de lois et de règlements, ainsi que sous les contrôles administratifs qui, le plus souvent, aggravent le désordre par leur excès, leur absurdité et parfois leur pure et simple sottise ? Voilà la question que ma pratique quotidienne m’amène à me poser régulièrement, notamment autour de mes réflexions sur les savoirs profanes de ceux et de celles qui exercent le difficile métier de famille d’accueil.

J’espère avoir ainsi ouvert quelques perspectives permettant d’entrevoir les raisons pour lesquelles cette question des savoirs profanes est à ce point refoulée. C’est qu’elle touche à la fois à des archétypes de portée universelle et à des “points aveugles” plus spécifiques des inconscients occidentaux. Ainsi s’expliquent les fortes résistances à les faire entendre et reconnaître par les praticiens, les équipes et les théoriciens. Plutôt qu’à un rigoureux développement en ligne droite, j’ai utilisé, pour tenter d’y parvenir,une progression par petits sauts, à la limite, parfois, du labyrinthique. J’essayerai, dans mon prochain chapitre consacré aux rites, de resserrer mon propos, tout en insistant sur le fait que la notion du profane s’y retrouvera sans cesse sous-entendue, comme en filigrane.

P.-S.

Notes

[1Georges BALANCIER, "Sens et puissance", PUF, Paris, 1981. Auteur par ailleurs essentiel pour comprendre à la fois la notion de modernité ("Le dédale. Pour en finir avec le XX ième siècle", Fayard, Paris, 1994) et celle de rituels appliqués à la politique ("Anthropo-logiques", PUF, Paris, 1974), suivant en cela l’enseignement de BRAUDEL et de l’École des Annales.

[2Luc FERRY, "Le nouvel ordre écologique", Grasset, Paris, 1992. Ou, dans le même veine, "Pour en finir avec l’écologie", de Bernard OUDIN, Grasset, Paris, 1996.

[3Ce dont je remercie le Professeur Besançon, de NANTES, car il n’était pas évident de laisser, même un chef de clinique, pratiquer ce genre d’acrobaties dites "post-soixante huitardes" !

[4Anne CADORET, "Parenté plurielle, anthropologie du placement familial", L’Harmattan, Paris, 1995.

[5René HERTZ, "La prééminence de la main droite", in Mélanges de sociologie religieuse et de folklore, Paris, 1928.

[6Rudolph OTTO, "Le sacré", Payot, Paris, 1949.

[7Roger GALLOIS, "L’homme et le sacré", Gallimard, Paris, 1976.

[8Emile DURKHEIM, " Les formes élémentaires de la vie religieuse", PU F, Paris, 1968 (pour la dernière édition).

[9B SPENCER, FJ. GILLEN, "Thearunta", Londres, 1926.

[10Voir par exemple l’initiation qu’a subi Robert JAULIN et qu’il conte dans "La mort SARA", Union générale d’édition, Paris, 1977.

[11MAUSS et HUBERT, "Essai sur la nature et la fonction du sacrifice", Mélanges d’histoire des religions, Paris, 1909.

[12Louis-Vincent THOMAS, "Anthropologie de la mort", Payot, Paris, 1975, parmi bien d’autres remarquables publications.

[13Voir de manière plus exhaustive les travaux de FISCHER, "Psychologie sociale de l’environnement", par exemple, Privat, Toulouse, 1992.

[14Thèmes se retrouvant dans les idéologies d’extrême droite, dans lesquelles les notions de pur, d’impur, de souillure de la race et de défense face au désordre, sont si présentes. Le camp de concentration en est la conclusion "logique".

[15Marie-Noëlle SCHURMANS, "Des coucous et des fous", mémoire de sociologie, Genève, 1981.

[16Mary DOUGLAS, "De la souillure, études sur la notion de pollution et de tabou", Maspero, Paris, 1971 (pour la traduction française). Mais aussi "Natural symbols", Harmondsworth, Penguin books, Londres,1973, et "Hoiv institutions mink", Syracuse university press, Syracuse, 1986.

[17Lire le travail de Claude COLLARD, "les enfants propres" et les autres... Carences parentales et circulation des orphelins au Québec", Culture, XI, 1991. On y observera une application spéciale du mot "propre", employé comme substantif, mais avec comme des traces de 1’adjectif "propre". Merveille de la langue, qui autorise bien des jeux de mots ! Mais qui n’en désigne pas moins, par ces glissements sémantiques, quelque chose de puissant.

[18Françoise HÉRITIER, "Les deux soeurs et leur mère", Odile Jacob, Paris, 1994.

[19J’emploie ici Réel et Imaginaire dans le sens que leur a donné LACAN, complémentaires de la notion de Symbolique qui est commune à cet auteur et à toute l’École française de sociologie et d’anthropologie.

[20d’où l’on pourrait dévier vers la névrose obsessionnelle ; mais le sujet a été largement débattu depuis FREUD et son "Homme aux rats". Il y a des rapports tout à fait évidents entre rites sacrés ou profanes et rites obsessionnels, ainsi qu’en ce qui concerne la dimension anale des phénomènes. L’on me permettra de simplement rappeler les deux domaines sans m’y appesantir.

[21Cité par Hélène PARAT-TORRIERI, qui, dans le numéro 45 de La Nouvelle Revue de Psychanalyse, a fait une belle synthèse de ces théories. Voir aussi de Guy CITERNE la série d’articles parus dans "Gavroche", notamment "Le siècle d’or des nourrices", Septembre-Octobre 1988.

[22Soraya ALTORKI, "Milk-kinship in Arab Society. An unexplored problem in thé ethnologie ofmarriage", Ethnologie, XIX, 1980.

[23Marie-Noëlle SCHURMANS, "Maladie mentale et sens commun", Delachaux et Niestlé, Lausanne, 1990.

[24Louis-Ferdinand CALMEIL," De la folie", (1ère édition 1845), Laffitte reprints, Marseille, 1982.

[25Michel AUDISIO, Michelle CADORET, Olivier DOUVILLE, Anne GOTMAN, "Anthropologie et psychanalyse : une rencontre à construire", Journal des anthropologues, 64-65, Printemps-été 1996.

[26Et ce ne sont pas ces "affaires" du sang contaminé, de l’amiante, de la vache folle, de l’hormone de croissance qui vont redorer le blason de la médecine, sans compter celle de l’ARC, dans laquelle il faut une bonne dose de cynisme pour s’imaginer que le bon peuple puisse croire que les pontifes qui en constituaient le Conseil d’administration ne se doutaient de rien ! Et dans toutes ces’ affaires le mécanisme a toujours été le même : il y a toujours eu un "Professeur" pour l’exclamer "Quoi ; qu’est-ce ? Comment osez-vous manants...? Moi LA SCIENCE me porte garant..." !

[27Anne DUTRUGE, "Rites initiatiques et pratique médicale dans la société française contemporaine", L’Harmattan, Paris, 1994.

[28Isabelle STENGERS rappelle que KANT déjà, avait noté que la "révolution copernicienne" traduisait le fait que le scientifique n’apprend plus du phénomène, mais lui impose ses propres questions. Et elle ajoute : Ce qui signifie que ce scientifique possède sur le phénomène un point de vue qui lui permet de prévoir à priori quelles questions sont pertinentes, quelles manipulations mettront en scène les relations causales dominantes, celles qui organisent toutes les autres". Le médecin et le charlatan", in "Médecins et sorciers", Les empêcheurs de penser en rond", 1995.

[29"Le coeur et la raison", Payot, Paris, 1989.

[30Voire des "univers multiples" dont parle Thobie NATHAN, et dont je pense qu’il gagnerait à ne pas les limiter aux mondes non-occidentaux.

[31Victor TURNER, "A Ndembu doctor in practice", dans Magie, Faith and Healing, Arikiev, Glencoe, 1964, puis repris dans "Le phénomène rituel", PUF, Paris, 1990 (pour la traduction française).

[32Claude RIVIÈRE, "Les rites profanes", PUF, Paris, 1995.

[33Claude LÉVI-STRAUSS, "L’efficacité symbolique", in Revue de l’histoire des religions, 135, n°l ; 1949 ; et "Anthropologie structurale", 1958, Pion, Paris.

[34Georges DEVEREUX, "De l’angoisse à la méthode", Flammarion, Paris, 1980.

[35Lire à ce sujet le bel et j’ose le dire émouvant article d’Anne DELUZ, "Parenté symbolique et profondeur historique", in "Anthropologie et psychanalyse", Journal des anthropologues, 64-65, Printemps-été 1996. Lire aussi, du même auteur, pour le plaisir et les méditations que cette lecture entraînera, "Des pères et des frères", in "Le père ; métaphore paternelle et fonction du père", Denoël, Paris, 1989.

[36"Anthropologie et psychanalyse", Journal des anthropologues, 64-65, Printemps-été 1996.

[37Jeanne FAVRET-SAADA, "Les mots, la mort, les sorts", Gallimard, folio essais, Paris,1985, ainsi que son carnet de terrain, avec J. CONTRERAS, "Corps pour corps - enquête sur la sorcellerie dans le bocage", Gallimard, Paris, 1981.

[38Elle lui reconnaît aussi le mérite d’avoir fustigé l’Université qui, de son vivant, l’a superbement ignoré, en publiant un essai que je ne connaissais pas, "Les demi-savants", Mercure de France, 1911.

[39Arnold VAN GENNEP, "Manuel du folklore français", Picard, 1938-1958.

[40Nicole BELMONT, "VAN GENNEP, le créateur de l’ethnographie française", Paris, Payot, 1974.

[41In les Annales médico-psychologiques, mars 1923.

[42Ils s’y mettront à quatre pour le décrire, toute révérence gardée : HEUYER , DUPOUY, MONTASSUT, AJURRIAGUERRA, "Un cas de délire à cinq", Annales médico-psychologiques, février 1935.

[43Nous retrouverons cette notion de "contrôle" ultérieurement, car là est la clef de l’aveuglement de brillants esprits comme celui d’HEUYER, qui ne l’oublions pas permit pour la première fois en France à des psychanalystes (Sophie MORGENSTERN) de travailler à l’hôpital public, et chez lequel se sont formés des gens comme Françoise MARETTE (future DOLTO) et Jenny WEISS (future AUBRY). Il y a dans cette phrase toute la volonté d’emprise de la classe médicale à l’égard de ses subordonnés, affiliés, assujettis ou serviteurs. Exercer dans la sphère non médicale, non scientifique oui, mais à la condition que le médecin contrôle" les choses !

[44Propos tenus en 1935, au même moment où montait en puissance outre-Rhin une autre sorte de "délire collectif" ! Cela est assez effrayant sur la cécité de notre classe médicale, et mérite ce que je crois devoir critiquer, une certaine conception de l’éthique et du consensus.

[45Alain PERRON, "Sorcellerie et psychopathologie, à propos d’une étude ethnographique et psychiatrique pratiquée dans le département de la Haute-Vienne", Université de BORDEAUX, 1970.

[46Jean-Marie LEGER, "Aspects actuels de la sorcellerie dans ses rapports avec la pathologie (peut-on parler de délire de sorcellerie ?)", Annales médico-psychologiques, 4,1971.

[47David LE BRETON, "Anthropologie du corps et modernité", PUF, Paris, 1992.

[48À propos de l’individuation, voir bien sûr Marcel MAUSS, "La notion de personne, in Sociologie et anthropologie, Paris PUF, 1950, et Louis DUMONT, "Essai sur l individualisme", Seuil, Paris, 1983.

[49Gilles DELEUZE et Félix GATTARI, "L’anti-oedipe"’, Minuit, Paris, 1972.

[50"Je l’ai dit, parler de science c’est s’engager. C’est donc en ce point que je parlerai d’engagement. Je soutiendrai que - contrairement à ce que présupposent les épistémologues qui tiennent un énoncé objectif pour un droit auquel peut prétendre tout scientifique rationnel - la possibilité pour une science d’accéder au statut envié de "science dure" est de l’ordre de l’événement, qui se produit mais ne se décrète ni se mérite." Isabelle STENGERS, "L’invention des sciences modernes", La découverte, Paris, 1994.

[51Lucien FEBVRE, "François RABELAIS et le problème de l’incroyance au XVI ème siècle", Albin Michel, Paris, 1968.

[52Charles AMOUROUS, "Des sociétés natives", Méridien klincksiek, Paris, 1995.

[53Lire par exemple, de Nicole HERMANN-MASCARD, "Les reliques des saints : la formation coutumière d’un droit", Klincksieck, Paris, 1975.

[54Muriel LAHARIE, "La folie au Moyen-âge", Le léopard d’or, Paris, 1991.

[55Ceci évoquant un "monde de l’à-peu-près", s’opposant à celui de la précision, décrit par Alexandre KOYRÉ – « Du monde clos à l’univers infini », Gallimard, Paris, 1973. A relier aussi aux concepts du "je-ne-sais-quoi" et du "presque-rien" de JANKELEVITCH.

[56Yvonne VERDIER, "façons de dire, façons défaire", Gallimard, Paris, 1979.

[57Mircéa ELIADE, "Le sacré et le profane", Gallimard, Folio, Paris, 1992.

[58Jean OURY,"’Exercices sur la psychothérapie institutionnelle", m "Sens et institution", Epi, Paris, 1973.

[59Je me sens assez proche à ce propos de la position exprimée par Marie-Rosé MORO lors d’un entretien accordée à SYNAPSE (mars 1995, n° 114) concernant les "croyances" : "il est vrai, dit-elle, que j’évite le mot croyance, car il a des connotations péjoratives qui me gênent. On pense que ces représentations des autres ce sont des croyances et que les nôtres sont des faits scientifiques démontrables. C’est cette hiérarchie qui a été mise à mal par les anthropologues et, en particulier, par LÉVI-STRAUSS, mais elle reste implicite dans beaucoup de discours... J’utilise la croyance comme un fait de pensée et comme tel, il doit être respecté et intégré, mais il ne doit pas être interprété dans la mesure où c’est un fait anthropologique, il fait partie du cadre culturel".

[60Le couple d’accueillants étant d’ailleurs, je l’apprendrai plus tard, à son aise dans le monde de la croyance en la sorcellerie et en l’envoûtement ! On reste là dans des processus d’emboîtements de cadres de pensée, question dont je traiterais ultérieurement.

[61Claude LÉVI-STRAUSS, "Anthropologie structurale", et "Tristes tropiques", Pion, Paris, 1958.

[62Jacques DERRIDA, "Nature, Culture, Écriture (de Lévi-Strauss à Rousseau)", Les cahiers pour l’analyse, n° 4, Septembre-octobre 1966.

[63Voir à ce sujet aussi les analyses que font de ces rites sociaux Georges BALANCIER, ("Anthropo-logiques", PUF, Paris, 1977) et Claude RIVIÈRE , ("Liturgies politiques", PUF, Paris, 1988), et bien sûr se souvenir des "Mythologies" de Roland BARTHES.

[64On est loin dans ces cas de tout ce qu’a enseigné TOSQUELLES, dont la théorisation, aussi ambitieuse fût-elle, était toujours compréhensible à tous, au moins intuitivement. Moi qui vais de temps à autres à REUS où il est né et où il a sans doute donné le meilleur de lui-même, puis témoigner que sa pensée y est présente, de manière concrète, simple et authentiquement populaire.